Passeurs de culture: deux experiences parallèles


Intervista con Isabelle Mallez e Paola Decinà Lombardi, in AA.VV., Sguardi incrociati tra Italia e Francia, a cura di P. Decinà Lombardi, Quaderno di libri e riviste d’Italia, Roma, n. 48, 2002.


Paola Decinà Lombardi: Dans les années 1992-1996 où Paolo Fabbri a été directeur de l’Institut culturel italien on commençait à redimensioner la vague médiatique d’intérêt pour l’Italie littéraire. Il y a eu de nombreux articles de “ripensamento” et même quelques querelles. Fabbri succédait à une direction qui avait duré 15 ans. Quelle était la situation à ce moment-là, comment se présentaient les rapports entre l’Italie littéraire et la France, où en était la diffusion de la culture italienne?

Paolo Fabbri: Pour reconstituer l’ambiance il faut rappeler que j’ai accepté ce poste de directeur d’institut culturel italien à Paris et nulle part ailleurs parce que j’avais déjà une expérience parisienne, assez longue – j’avais été professeur et j’avais donc une expérience dans les domaines de linguistique, de sémiotique et dans les sciences humaines. C’est à partir de cela que j’ai pensé comment je pourrais réorienter cette fonction de directeur nouvelle et inconnue. Jusqu’à ce moment là, je n’avais pas pensé comment ou de quelle manière agir pour la culture italienne à l’étranger. Mais, la décision prise, j’ai réfléchi comment, pendant les 4 années qui m’étaient accordées, contribuer à poursuivre où eventuellement modifier la situation installée par la gestion précédente, qui avait été longue – une quinzaine d’années. Il s’agissait de faire connaître la culture italienne, mais pas dans le sens économique, comme s’il s’agissait de transporter de la marchandise culturelle à l’étranger et la faire valoir. Fonction importante, certes, mais insuffisante. J’avais une idée un peu différente car la culture est une marchandise bien particulière, qu’on ne perd pas quand on la donne aux autres. C’est ce que je nommerais la communication participative: si vous donnez un objet à quelqu’un il le prend et ne l’avez plus, alors que dans le cas de l’information culturelle vous la gardez même en la donnant. Ensuite on n’interprète généralement pas les objets, on s’en sert, tandis que la marchandise culturelle est reçue, interprétée mais aussi reçue et traduite dans la culture d’arrivée. Je me suis alors dit ce qu’il faut faire, ce n’est pas de travailler comme auparavant, avec l’exportation de cette marchandise, ce qui est un peu l’ancien modèle XIXème s. des ministères, surtout du ministère de l’économie, et des services culturels “faire valoir la culture pour attirer le tourisme en retour”. Il faut envisager au contraire non pas un institut de culture italienne, mais un institut italien de culture, où des Italiens font de la culture internationale avec les Français et les autres. L’idée de base était d’articuler un dispositif de traduction culturelle, traduction linguistique comprise. Pourquoitraduction? C’est parce que c’est mon métier de sémioticien, mais surtout par ce qu’une bonne traduction enrichit la langue de départ et la langue d’arrivée. L’activité de traduction est capable d’avoir en même temps des répercussions positives dans la culture réceptrice, la française, mais aussi dans la culture émettrice, la culture italienne. J’ai donc organisé des activités culturelles italiennes en France mais aussi des activités françaises en Italie, et je pense que c’est ce qu’il faut faire à l’avenir en Europe. C’était le point de départ: je ne souciais guère d’exporter la culture italienne mais plutôt de créer avec des amis français des événements dans lesquels on trouvait des éléments traducteurs réciproques. Et les traductions d’ailleurs ne sont jamais définitives: les langues et le cultures changent et ils faut donc se renouveller constamment.

PDL: Et de quel type par exemple?

PF: J’aurais de nombreux exemples dans le domain linguistique et culturel. L’idée naïve c’est que la langue contient déjà la culture, certes, mais pas toute. La langue avec sa grammaire et sa phonétique produit des discours très différents. J’étais persuadé que la langue, au sens morphologique était moins importante que les discours nouveaux qu’elle permet de développer: je faisais donc parler français à l’institut italien de culturel. Jai pourtant ouvert l’école d’italien que mon prédécesseur, avait fermé pour des raisons pratiques – des problèmes d’organisation, le perrsonnel, etc.-. Il y avait bien un lieu où l’on enseignait la langue, mais pour le reste on parlait français, parce qu’il y a dans la culture des organisations du discours qui peuvent être transposées dans n’importe quelle langue. Ainsi j’ai pu décider de travailler avec les Français mais aussi avec les Espagnols: j’ai organisé beaucoup de choses avec Félix de Azua, qui dirigeait le Cervantès, non seulement parce que c’est un latin, ce qui est essentiel, mais aussi parce que c’est un grand écrivain qui partargeait mes vue sur un rôle commun avec des amis parisiens. Il s’agissait bel et bien de préfigurer l’Europe d’une manière autre qu’avec la seule monnaie. L’idée de base est qu’on aurait dû commencer l’Europe par la culture et non par l’argent, avec un accent particulier sur les langues et les cultures latines, une idée à laquelle par ailleurs les amis français sont progressivement venus. J’étais heureux pendant ces années-là que graduellement et pour des raisons indépendantes mais aussi liées à d’autres activités, Mme le recteur des universités de Paris, Mme Gendreau Massaloux – qui oriente aujourd’hui le programme de lafrancophonie – et d’autres sont venus à cette idée. C’est à cette occasion-là que une initiative est née, – et je regrette beaucoup que l’on ait abandonnée, d’une revue qui s’appelait Mezza Voce faite par l’institut italien, mais avec le ministère de la culture française, qui participait pour moitié aux frais. On avait donc une revue redigée et éditée par l’institut mais avec l’argent pour moitié du ministère italien et pour moitié du ministère français, qui donnait ainsi une belle preuve confiance.

PDL: C’était une revue bilingue?

PF: Oui, bilingue, dont nous avons fait 5 ou 6 numéros quand j’étais là et que je m’en occupais, et je pense que c’est un exemple précis de comment les choses pouvaient se faire avec des Italiens et des Français, conformément à mon hypothèse de base.
D’ailleurs en tant que sémioticien, je ne pense pas qu’il y ait la langue d’un coté et les autres système de signes de l’autre. A coté de la langue il y a les images, la musique, les gestes et la danse, etc. Par ex., j’ai fait un festival de musique italienne contemporaine avec des musiciens italiens, très nombreux à Paris dans le domaine de la musique contemporaine, mais aussi avec des Français.. Evidemment j’ai invité Luciano Berio qui est un ami, mais vous savez, Berio peut aller n’importe où à Paris. Il s’agissait aussi d’encourager la présence d’un personnage moins connu à l’époque comme Salvatore Sciarrino, mais j’attribue plus d’importance à l’initiative qui tirait son essor du fait que l’on trouve à Paris les meilleurs exécutants italiens de musique contemporaine. D’un autre coté, par exemple sur les images, nous avons travaillé sur la peinture, mais non pas parce que j’avais décidé de renseigner les Français sur l’existence des Macchiaioli ou des ingénieurs de la Renaissance. Ce qui compte à mon avis a été un projet de plus longue haleine. A la mort de Chastel, Mme Catherine Goguel, qui dirige le cabinet des dessins du Louvre m’a demandé de l’aider à réunir les spécialistes français de la peinture italienne, dispersés après la mort du grand maître Chastel. On les a installés à l’institut culturel, on a monté une association et régulièrement il y a eu des conférences en commun avec des spécialistes italiens. Présenter un livre d’art peut toujours se faire, mas c’était le cadet de mes soucis. Dans ce même esprit on a fait dans le magnifique hotel de Galliffet, qui est le siège del l’Institut, des expositions d’art contemporain: Claudio Parmiggiani, Mattiacci, Ontani, etc. Je me sui servi d’un expert de qualité comme Giovanni Careri, qui enseigne à l’EHESS et ensuite j’ai demandé – car un bon directeur d’institut doit savoir qui est compétent et non pas être compétent lui-même pour tout – à Renato Barilli, mon collègue de l’université de Bologne et l’un de meilleurs critiques d’art contemporain.

PDL: Mais quelle était la situation en ce qui concerne l’intérêt pour l’Italieen 1992 car mes données me disent que l’on commençait un peu à être fatigué de tous les romans, tous les articles et dossiers dédiés à l’Italie?

PF: Oui, mais il y a d’un coté la littérature où il est certain que cela se soit passé comme ça, mais ce n’était pas du tout vrai, par ex., pour la philosophie. Dans la connaissance de la philosophie italienne il y avait des grands vides à l’époque. En tant que directeur de programme au Collège international de Philosophie, je connaissais bien la situation et on a a pu réaliser un effort considérable dans ce sens. Quand j’ai été convoqué par la commission présidée par Jacques Rigaud qui a réélaboré le plan de politique culturel pour la France, j’ai pu insister aussi pour quelque chose aussi pour des echanges à la faveur de la philosophie française en Italie, en chute libre après les années 70 moment où elle avait été dominante. C’est à la suite de ce plan que les services culturels du ministère français ont fait circuler en Italie des “paquets” de sociologues, de sciences humaines, etc., pour contrer la crise de présence de la pensée française en Italie. Et pour revenir à la présence italienne en France, il est évident que, pour la philosophie par exemple, c’était tout à fait important de travailler à sa meilleure connaissance.
Il y a des séries discursives propres, les cultures sont articulées en séries qui ont une vitesse autonome et relative, par exemple les sciences: les sciences en Italie, c’est un cas assez curieux. Les épistémologues français connaissent très mal les épistémologues italiens alors que les scientifiques se connaissent très bien. Prenons un exemple: un jour quelqu’un est venu et m’a dit “pourquoi ne ferait-on pas des rencontres sur la physique?”. Ma réponse a été non, puisque les physiciens se connaissent tous. En Italie dès la fin des années 30, même en plein fascisme, Marconi était connu en France, de même Fermi et son école. Donc il faut choisir.
Pour la littérature, le problème est que les maisons d’édition françaises sont une industrie puissante, extrêmement concentrée à Paris – d’où l’importance de ce Salon du Livre où l’Italie est invitée – et incomparable avec l’organisation du secteur en Italie. J’ai commencé à rencontrer tous ceux qui publiaient des textes italiens, et ils sont nombreux, mais chacun a sa politique propre. C’est l’intérêt en revanche qui doit être constamment sollicité. Il faut informer, mais l’information sur l’Italie est difficile à avoir, pourquoi? Les Italiens savent très bien comment avoir des informations sur la littérature France: on lit Le Monde, Libération et 2 ou 3 journaux d’informations scientifiques (ou le Magazine littéraire). C’est concentré, ainsi on sait à peu près tout. J’ai des amis en histoire de l’art, comme Daniel Soutif qui était responsable du service culturel du centre Pompidou et qui parle parfaitement italien, avec qui l’on partageait un vrai problème: il ne parvenait pas à savoir ce qui se passait dans l’art contemporain en Italie. On ne peut pas savoir parce que nous-même ne le savons pas. S’il y a une chose exceptionnelle à Turin, d’autres Italiens peuvent ne pas le savoir.. La grande exposition qui a eu lieu à Beaubourg sur le temps, les Turinois sont allés la voir à Paris car ils ne savaient pas qu’elle allait après à Rome. Le problème de concentration de l’information culturelle sur l’Italie est un problème crucial à cause de la miultiplicité des initiatives et de la différence de qualité. De ce point de vue l’institut était un désastre. Maintenant il y a des ordinateurs et le problème est avancé, mais pas résolu. Pour revenir au problème, l’édition italienne ne peut pas avoir accès à un système intégré d’informations comme celui que la France nous offre. En revanche il n’est pas toujours possible suivre l’ensemble des événements littéraires; il y a des engouements parisiens, des modes qui passent et retombent, mais pour le problème de la littérature, la question importante est celle des Italianistes en France. Et là, je dirais, nous sommes en face d’un filtro intasato, une passoire bouchée. Un problème parmi d’autres: les traductions italiennes sont nombreuses, mais c’est toujours les mêmes équipes de traducteurs et de professeurs d’italien qui s’occupent de tout, de Pétrarque et Baricco. On a traduit une anthologie de la poésie italienne dans la Pléiade, qui est une merveille mais quand ce sont les mêmes traducteurs qui traduisent tout, la version française donne l’impression tout à fait fausse de la plus grande homogéneité de langage de la poésie italienne dans le siècle.

PDL: Et ce sont des universitaires, il y a donc une optique de traduction de service plus que de bonne traduction.

PF: Tout à fait, donc, il s’agissait d’arrêter ce mode de filtrage et d’inviter d’italie de intellectuels qui viennent dire ce qu’ils pensent, professeurs et critiques militants, actuels, efficaces. Et surtout qui traitent de l’Italie contemporaine ou de l’Italie qui est tombée dans la trappe du fascisme car il est vrai que les Français connaissent mal l’époque entre le deux guerres. Il y a eu rupture sauf peut-être dans les sciences: je pense à Fermi. Et il ne faut pas non plus oublier que c’est le moment de la domination idéaliste allemande dans notre culture, dans la version de droite comme de gauche. Les points de repères n’étaient pas le “positivisme” français, c’était Croce, et ce qui regardaient tout droit vers l’Allemagne. Mais là il y a eu un vrai vide parce que en revanche le futurisme était très bien connu et jusqu’à la guerre quand l’Italie était alliée de la France il en fìut ainsi, mais ensuite avec le fascisme il y a eu un vide considérable. Pirandello et D’Annunzio mis à part. Il faut ajouter aussi que le filtre fait par la culture marxiste d’après guerre en Italie n’a pas aidé non plus à une bonne connaissance de la France.
En revanche je n’ai pas insisté sur l’histoire ou les sciences humaines, parce qu’à l’Ecole des Hautes Etudes où j’avais enseigné pendant longtemps je savais très bien qu’en sciences humaines et en histoire le bilan de l’échange entre France et Italie était tout à fait actif. Il faut donc participer aux champs intellectuels, pour savoir où ça se passe et pour éviter les filtres bouchés. Il ne faut donc pas croire de “représenter” la culture en général: le concept de représentation est bon pour les politiciens et les diplomates; moi je ne suis ni un politicien ni un diplomate.

PDL: Merci. Isabelle Mallez, à partir de 1997, est directrice de la Maison Française de Bologne et a même récemment dirigé pour une courte période l’institut de Florence, qui sont deux sièges très dynamiques dans la diffusion de la culture française et dans l’organisation des rencontres et des collaborations croisées Italie-France. De quelle situation vous êtes partie et quels projets avez-vous menésdans ces années?

Isabelle Mallez: Je partirai de mon histoire qui est une situation française tout à fait typique. Quand je suis arrivée en Italie, j’avais pour ce pays une admiration très forte et un lien affectif profond, basés sur une connaissance de la culture classique de l’Italie que ce soit le patrimoine ou l’histoire de l’art, ce qui constituait en fait une image idéalisée de l’Italie. J’étais très heureuse car je venais vivre à Bologne, qui représentait pour moi la capitale intellectuelle de l’Italie, donc le summum de ce que je pouvais désirer. Mais très vite je me suis aperçue que le métier que j’allais devoir exercer en Italie, ou plutôt la manière de l’exercer, seraient complètement différents de ce que je connaissais. C’était mon métier, je l’avais exercé en Allemagne de l’est juste après la chute du mur à un moment où la curiosité pour la France était particulièrement forte (même si la déception est venue après pour d’autres raisons). Et donc cette idée de culture participative dont parlait Paolo, et de marchandise culturelle que j’avais à proposer, c’étaient des notions que j’avais déjà rencontrées en Allemagne mais que je devais affronter tout à fait différemment ici en Italie. Pourquoi aussi différemment? Précisément à cause de cette idée très juste de traduction culturelle et du fait que nous sommes des intermédiaires ou plutôt des passeurs. Et je soulignerais la justesse du concept ou simplement de ce mot de passeur car il est nécessaire de parler de traducteur ou de passeur sans penser exclusivement traducteur linguistique, – et cela me permet de citer quelqu’un qui a fait un double travail remarquable, je parle de Bernard Simeone qui comme traducteur est allé au-delà de la traduction littérale linguistique et s’est appliqué à faire découvrir des textes, jouant ainsi le rôle de passeur. Pour préciser encore cette notion, j’évoquerai une discussion que nous avions eue, Paolo et moi, avec un intellectuel français, Régis Debray, à propos des présences culturelles à l’étranger: Nous étions tous trois bien d’accord sur l’idée qu’il fallait absolument que nos institutions soient en contact direct et permanent, ainsi ici les institutions françaises avec les intellectuels italiens parce que nous, directeurs d’instituts, étions là pour faire un vrai travail de coopération et non pas un travail, aussi brillant fût-il, d’importation ou d’exportation au sens traditionnel du terme, exportation d’une marchandise, qui même si elle a un autre type de valeur ajoutée qu’une marchandise banalement mercantile resterait une exportation de type classique.
La situation que j’ai trouvée ici en arrivant était une situation assez paradoxale: les Italiens connaissent bien la France, mais il ne s’agit pas d’une connaissance de la culture française contemporaine. Malgré le “trou” des années du fascisme, l’Italie a toujours eu des rapports privilégiés avec la France et, je le répète, connaît bien la culture classique française, et quand je dis classique française, je l’étendrais jusqu’à la fin de la guerre, voire jusqu’aux années 70 pour la pensée française. Et puis après surnageaient des personnalités qu’on connaissait, mais peu de travaux récents. Je ne parle pas seulement de littérature contemporaine mais aussi du domaine des sciences humaines: on vivait sur une espèce d’acquis, on avait l’impression en Italie de connaître la France alors qu’on connaissait une France relativement traditionnelle. Et même j’irai plus loin et je dirais que parfois j’ai eu la sensation qu’en Italie on ne voulait pas connaître cette France des années 80 et 90, vivante, changeante, qui s’était ouverte à l’immigration et qui se transformait avec ce phénomène de l’interculturalité, mot que je n’aime pas beaucoup, mais fondamentalement c’est ce phénomène qui a fait bouger la société depuis maintenant 15-20 ans. Et pour insister sur la question du présent et son importance cruciale, je citerai Michel Foucault qui disait: “la question de la philosophie, c’est la question de ce présent qui est nous-mêmes”. Les discours italiens me renvoyaient l’image d’une France à la fois audacieuse et créative, mais aussi figée dans son jacobinisme et sa centralisation à outrance (et je ne parle pas du cartésianisme, autre trait français que les Italiens soulignent toujours avec le sourire), ignorant tout à fait les tentatives réussies de décentralisation culturelle que l’Etat lui-même avait mis en place. L’Italie continuait à regarder et à interroger la France là où elle n’était plus.
Paolo parlait d’une crise radicale de la présence française, je le suis dans cette assertion, parce que même s’il est facile de voir à travers les organes de presse français ce qui se passe en France, grâce à ce système de centralisation du monde de la presse, et donc des recensions, mais également du monde de l’édition, ce n’est pas ou plus une actualité vers quoi les gens vont facilement, mis à part une petite frange d’intellectuels et de gens très ouverts attirés justement par cette actualité culturelle. Et donc à travers les projets que j’ai tenté de développer ici, et quand je dis “j’ai tenté” je souligne que ce n’est pas moi seulement, mais que je travaille en liaison avec le service culturel de l’Ambassade et avec les institutions culturelles locales, j’ai voulu pallier ce manque, raviver une curiosité pour la France d’aujourd’hui et orienter nos activités vers le très contemporain, et cela même si c’était difficile et même si, je m’en suis malheureusement rendu compte, cela n’a pas toujours rencontré un grand intérêt du public (la déception, voire le désarroi du public traditionnel de nos manifestations ne m’a pas échappé…) mais cela fait partie de nos missions et de ce pour quoi, il me semble la France paye un si vaste réseau culturel à l’étranger.
Et je m’arrêterai sur un problème particulier auquel je me suis heurtée et qui est un problème de fond par rapport à tout le reste, le problème de la langue. L’Italie est un pays où la langue française était, j’insiste sur cet imparfait, temps du passé et de la durée dans le passé, une langue extrêmement diffusée, une langue vue comme une langue de culture mais possédée à des degrés divers par quasiment tout le monde puisque c’était une langue qui était enseignée à l’école. D’une manière ou d’une autre, je ne pourrais donner de chiffres ou de pourcentages précis, quasiment tout le monde parlait, ou avait parlé, ou avait entendu parler français. Ce n’était plus du tout le cas, et même si, là je cite de nouveau Paolo, la langue n’est pas seulement système de signes, il faut en tout cas en passer par là pour se faire comprendre; or nous avons aussi choisi, et moi en particulier, de ne pas imposer obligatoirement le français comme langue de communication à la Maison Française de Bologne pour les manifestations culturelles mais de passer souvent par l’italien. La proximité de nos structures linguistiques respectives nous aidait en cela, puisque les structures de pensée du français et de l’italien sont construites à peu près sur les mêmes schèmes, les idées glissent d’une langue à l’autre sans grande distorsion. La transmission des contenus, de la pensée française sous des formes multiples et variées, nous paraissaient devoir venir au premier plan. Faire passer des messages reléguait de facto le problème linguistique, c’est-à-dire le problème de la diffusion de la langue au second plan. Si aujourd’hui c’est une orientation politique plus générale de la coopération française à l’étranger, je précise que tous les pays ne sont pas dans la situation de l’Italie, au contraire et heureusement, c’est-à-dire que tous les pays n’avaient pas un passé où le français était une langue diffusée. Le français en Italie est dans une situation de repli – ce qui n’est pas toujours très agréable – par exemple face à l’espagnol, qui se trouve dans une situation d’élan donnant pour tout ce qui touche à l’Espagne une impression de dynamisme que ne donne plus du tout la langue française et malheureusement aussi à travers cela un peu la pensée française. Toutefois l’enseignement et la diffusion de la langue française restent une de nos activités importantes, nous y déployons d’ailleurs une activité sans commune mesure avec le résultat. Pour poursuivre dans cette ligne, je voudrais aussi, en écho à la revue Mezza Voce, parler du service culturel de l’Ambassade qui a choisi lui aussi de passer par une revue pour essayer de voir comment la France et l’Italie se regardent ou se rencontrent aujourd’hui.. Cette revue s’appelle Eutropia, et a choisi de garder la langue d’origine du locuteur, “acteurs culturels” français et italiens, donc de paraître en deux langues pour montrer qu’une revue financée par le service culturel français n’est pas non plus une revue uniquement francophone et française mais destinée à un public français ou francophone.
Le constat de départ sur les lacunes dans la contemporanéité, à l’exception du domaine scientifique (parce que là effectivement, même si l’on a fait avec le service scientifique un travail de divulgation de certains types de travaux, aidés en cela par la circulation de grands scientifiques français en Italie, comme le “prix Nobel” Pierre-Gilles de Gennes, il s’agissait exclusivement d’un travail de divulgation et sans aucune prétention à s’immiscer dans un travail de scientifiques. Nous avons clairement vu que le contact entre les laboratoires de recherches se fait très bien sans nous – et je ne pense pas que les rapports scientifiques se soient jamais interrompus entre la France et l’Italie – et que nous n’étions là que pour faire l’intermédiaire avec le public), ce constat donc était le même dans tous les domaines. Je préfère laisser la musique de côté, mes compétences sont bien trop limitées, pour parler du domaine de la pensée, de la littérature, du théâtre ou du cinéma. Pourquoi connaissait-on si peu et si mal ce qui se fait maintenant, ce qui bouge et se modifie en ce moment en France? Pour prendre juste le domaine de la littérature, l’Italie connaît bien la littérature française classique, quand je dis classique il faut élargir jusqu’à 1950. Puis elle connaît bien certains “mouvements” qui ont rencontré un réel intérêt et une bonne diffusion, je pense au nouveau roman. Ce sont des auteurs qu’on connaît bien: quand Robbe-Grillet vient, on voit qu’il y a un public qui a lu ses livres et que ce n’est pas seulement un intérêt médiatique. Claude Simon, Nathalie Sarraute, Michel Butor, je pourrai en citer d’autres noms hors du nouveau roman comme Perec, Gracq, Duras, Tournier, Yourcenar, Quignard, etc. ou de plus “jeunes”, tous ces gens-là sont connus en Italie et lus; quant à savoir si les jeunes romanciers sont ou non d’aussi grands noms que leurs prédécesseurs, c’est là une question trop provocatrice… et je préfère laisser cette interrogation ouverte. Je me contenterai de citer Tabucchi qui dit que “la littérature est un organisme mutant qui se transforme en prenant les visages de l’époque à laquelle elle appartient”.
Les sciences humaines: après le structuralisme des années 70 qui est particulièrement bien connu, il y a des grands noms qui émergent et des penseurs qui continuent à circuler. Les grands historiens de l’Ecole des Annales et ceux qui travaillent dans leur sillage, que ce soit Braudel, Duby, Le Goff, Paul Veyne, Michèle Perrot, Michel Vovelle, Arlette Farge, etc. sont connus, le cycle de conférences donné par Jacques Le Goff en Italie l’an dernier en était un éclatant témoignage, il n’empêche qu’au-delà on ne va pas fouiller plus avant. Idem pour ce qu’on pourrait englober sous philosophie, sociologie, sémiologie… il y a des grands noms, des gens extrêmement traduits mais parfois on peut avoir l’impression que cela obéit à des modes. La présentation de l’Abécédaire de Gilles Deleuze à Bologne a remporté un succès à la mesure de l’engouement français pour ce philosophe, mais pourrais-je en dire autant pour Baudrillard et l’engouement italien qu’il suscite? Et le fait qu’Edgar Morin vende 25000 exemplaires, quasiment plus en Italie qu’en France n’est-ce pas là le contre-effet de la médiatisation de ces penseurs plutôt que la volonté d’appréhender réellement la culture françaisecontemporaine? C’est une vraie question qui peut se poser aussi pour l’histoire de l’art: Hubert Damisch, Daniel Arasse, Georges Didi-Hubermann, et tant d’autres sont connus en Italie dans leur domaine mais est-ce dû à leur oeuvre et à un intérêt vrai pour ce type de penséeou à des phénomènes de modes? Optimiste j’espère que cela résulte d’un intérêt pour leur pensée, et je m’appuierai sur l’exemple de Louis Marin qui travaillait à l’Ecole des Hautes Etudes. Ce penseur transversal, n’était pas traduit en Italie; il est mort en 1995 et il a fallu attendre 2001 pour qu’un certain nombre de ses textes soient traduits. Ce n’était pas un homme médiatique, et il était peu connu en Italie mais le colloque organisé autour de son œuvre, en présence d’Umberto Eco dont c’était un ami, a attiré un public consistant. Peut-on tirer des conclusions? Tous les grands philosophes ou penseurs français depuis Sartre comme Barthes, Foucault, Deleuze, Ricoeur, Starobinski, Bourdieu, Derrida, Lyotard, Rancière, Todorov (j’en oublie beaucoup…) vivent sur une espèce d’acquis et continuent à être invités ou publiés, parce que souvent ils se trouvent dans la mouvance de courants nés dans les années 70 et qui se poursuivent, mais de plus jeunes penseurs, extrêmement intéressants, qui écrivent dans des revues philosophiques françaises n’apparaissent pas encore dans le paysage éditorial italien. On continue à s’intéresser davantage aux derniers textes de Barthes qu’aux textes des jeunes philosophes. De même, l’aura d’Yves Bonnefoy, la présence fréquente de Michel Deguy en Italie, deux poètes que j’admire immensément, ne font-elles pas ombrage aux jeunes poètes?

PDL: Isabelle Mallez a parlé de l’image de la France qu’elle a trouvé en Italie, alors je demande à Paolo Fabbri, qu’elle était l’image de l’Italie que tu as trouvée à l’époque, est-ce qu’elle correspondait à une réalité et l’as-tu vu ensuite changer?

PF: Les Français ont une double image de l’Italie. Une image d’art et de culture, celle d’un pays merveilleux – de préférence sans habitants, voitures, etc. – fait de villes magnifiques, riches en monuments extraordinaires, bâtis par un peuple dont on aime le style de vie que l’on ne saurait partager, etc. Et puis il y a l’image de la politique «politicienne» évidemment négative pour les Français le modèle politique est surtout un appareil d’Etat, laïc avec un exécutif efficace. Images exactes et contradictoires. D’ailleurs pour paraphraser Vauvenargues – «merci monsieur, de bien vouloir couvrir mes singularités du nom de philosophe» – comment peut-on couvrir les singularités artistiques italiennes d’un nom unique? Est-il possible de totaliser l’Italie, pays de 100 cités, peu perméables les unes aux autres, et parvenir à énoncer: «l’Italie a ce visage culturel»? En revanche il est aisé de produire une représentation négative de l’Etat italien, telle qu’elle s’est formée d’ailleurs à l’époque fasciste, au temps d’une «dictature mitigée par l’inobservance généralisée des lois». Donc quand les deux institutions se regardent, elles ne le font pas dans le même esprit: les Français pensent Italiens manquent d’un sens et d’une organisation conséquente de l’Etat. Un avis qui n’a pas besoin d’arracher le consensus.
Mais je trouve que la situation a légèrement changé: si l’on peut faire un compliment à la gauche – qui s’est relativement mal portée au pouvoir en Italie – elle a pourtant contribué à une gestion différente des institutions culturelles, les musées en particulier, qui a amélioré l’opinion des Français quant à l’engagement italien à l’égard du patrimoine culturel.
De l’autre coté l’Italie a trouvé dans le modèle français un repère et un modèle aussi constant qu’inversé. Tandis que l’Italie se donne une autodéfinition faible, la France nous offre plutôt un simulacre construit et opératoire. Mais ce modèle «jacobin», n’est plus de mise; dans les 20 dernières années les gouvernements français ont attribué 50% de son budget culturel aux D.R.A.C., c’est-à-dire aux directions régionales des affaires culturelles. Ce pays centralisé a fait un travail remarquable et toujours en cours – je pense ici à l’autonomie des musées par rapport à la Réunion de Musées nationaux et au Ministère de laCulture. Cette orientation pose d’une manière différente la présence des nombreux instituts culturels italiens en France qui n’ont plus comme destinataires des émigrés. Hors d’une liaison avec les consulat, les ICI sont confrontés aujourd’hui à des réalités régionales plus actives et peuvent faire leur travail de diffusion de la culture italienne d’autant mieux que l’image réciproque des deux pays a changé. Paris reste bien le centre mais il se passe dans la «province» française moult choses nouvelles. Dès lors, des relations directes deviennent possibles avec les régions et les mairies italiennes, sans passer les ambassades – dont les rôle européens paraissent par ailleurs à redéfinir. La culture prendrait sans doute un nouvel essor. Bref, c’est parce que l’organisation de la culture en France a changé que l’on nous regarde autrement. Mais les Italiens le savent-ils étant donné qu’il continuent à loucher vers l’ancien modèle jacobin? C’est pour expliciter cela que j’ai continué, à interroger cela ici à Bologne, après avoir arrêté ce métier provisoire. On y tient régulièrement, en collaboration avec la Région Emilie-Romagne et l’Université, des réunions des directeurs d’Instituts italiens de culture, organisés par le Ministère des Affaires Etrangères. Avec Isabelle Mallez, nous nous essayons de développer cette hypothèse: la France, jadis modèle nationaliste et jacobin est devenue notre meilleur interlocuteur européen, mais aussi un interlocuteur régional, municipal. Nous n’avons qu’à y gagner, étant donné que les Français voient déjà l’Italie, comme un pont habité: «un ponte vecchio» qui relie des villes différentes. (Malheureusement en France on a détruit toutes les habitations sur les ponts, comme le Pont Neuf). La métaphore est à prendre au pied de la lettre: il faut tracer des programmes de ville à ville, de région à région, et puis les habiter. Comme les miroirs brisés portent sur chaque morceau la totalité de l’image, ainsi l’Italie est très diversifiée, mais chaque singularité reste italienne.
Aujourd’hui le cadre européen c’est la grande chance, pour arrêter le jeu des chiens de faïence entre Etats. A propos de la demande italienne à la France d’être davantage reconnue, je me rappelle de François Barré, qui dirigeait alors l’IFA, l’Institut français d’Architecture, disant un jour: «nous avons invité tellement d’architectes italiens en France – c’était l’époque où l’on nommait Renzo Piano ambassadeur à l’UNESCO, et Gae Aulenti, Fuksas, Gregotti travaillaient tous dans la capitale – maintenant à vous d’inviter des architectes français!»
Dans l’Europe nouvelle, quant aux instituts culturels il faut en finir avec l’idée de la représentation seulement nationale. De même qu’en philosophie, nous ne sommes plus dans le «constatatif» mais dans le performatif: il faut réaliser ensemble des événements culturels susceptibles d’avoir une valeur européenne, ainsi qu’une pertinence pour l’Italie. Par exemple, il y a une attitude parfois bienveillante des Français, et je n’y vois aucun signe de paternalisme culturel. En France la culture italienne est ressentie comme un terrain commun: il faut accentuer ce partage et cette réciprocité. Parfois ils se trompent sur nous, mais on peut, même dans ce cas, utiliser les quiproquos de façon constructive. Les erreurs sont toujours intéressantes s’ils ne son pas errants. Notre rôle est de celui des agents doubles, ou si l’on préfère des «étrangers intimes»; une position métalinguistique, naturellement spéculative. Nous rions de choses que ne les font pas rire, et vice versa, mais il en est de même pour les pensées: nous pouvons penser ce que l’autre ne saurait penser et réciproquement. Ce qui n’est pas le cas s’il s’agit de pays culturellement très distants et avec lesquels une autre stratégie est nécessaire. En revanche, France et Italie sont proches et le distinctions subtiles établissent une tension qui permet cet état privilégié d’étranger intime. On ne saurait prendre avec la France le pari de l’étrangeté, mais nous ne sommes pas les frères latins non plus. Ainsi que toute bonne traduction le prouve, l’impression de familiarité engendre les faux cousins. Il faut s’installer dans cette différence et jouer de la distanciation qu’elle permet au regard. J’ai un exemple sans doute par trop personnel: j’ai participé souvent dans lesjurys de thèse en France au «massacre» rituel et salutaire des candidats. En Italie je n’oserai pas en faire autant, mais je reste convaincu qu’il il faut pratiquer une certaine disputatio, qui est un tournoi de clercs. Je demande donc à mes étudiants de prouver dans le face à face leur connaissances, contre l’américanisme des «multiple choice tests».

PDL: Je reviendrais à quelque chose qu’a dit Isabelle. Elle a parlé de grands noms, de grands maîtres, dans les sciences humaines, dans l’histoire de l’art, dans la littérature mais en regrettant qu’on ne fouille pas au-delà des grands noms alors qu’il y a des auteurs plus jeunes à découvrir. Alors je vous demanderai à tous deux: la responsabilité de ce manque d’aiguillage, ou s’il arrive que l’on traduise, ça dépend plutôt des médias, des politiques culturelles des maisons d’édition, des politiques culturelles institutionnelles ou des passeurs comme pourraient être des directeurs de culture, des rédacteurs en chef de journaux ou même des professeurs? Vous avez beaucoup parlé d’échanges, d’échanges académiques, et je sais qu’il y a des réseaux et des canaux très importants, donc on continue à faire des rencontres, des colloques entre universités, ça c’est bien structuré, on a des fonds, mais à mon avis la culture d’un pays ne passe pas absolument par cela. La diffusion de la culture d’un pays, la divulgation, est un phénomène plus élargi et donc je me demande ce qu’il faudrait faire car je pense qu’il y a dans l’académie italienne, et peut-être aussi française, une sorte de fermeture par rapport ou à la contemporanéité. Je pense aux cours que l’on fait dans mon domaine la francesistica, je vois qu’on arrive à Proust, et au-delà même Claude Simon, je crois qu’on a peur de l’aborder. Mais dans les autres domaines je pourrais dire qu’il n’y a d’ouverture vers la contemporanéité: dans la pensée, on parlait des essais, il me semble qu’il y a en Italie de jeunes historiens Viroli plutot que Anna Bone, Gibbon, etc. qui en France sont très peu connus mais qui pourraient être lus par un public bien plus élargi que le public universitaire. En Italie nous avons un retard par rapport à la France dans une écriture d’essais qui ne soient pas académiques, alors qu’en France Foucault plutôt que Barthes enseigne, on peut les lire même si l’on est pas dedans.

IM: Quelques secondes pour élargir la question et dire que c’est la préoccupation des directeurs d’institut. Paolo a choisi l’expression “d’étrangers intimes”, très belle, qui induit une position métalinguistique qui nous intéresse directement, or justement, aujourd’hui dans une perspective de construction culturelle européenne qui jusqu’à présent n’existe pas, au-delà de la schizophrénie qu’on développe chacun vis à vis des autres, comment arriver à avoir des échanges utiles? C’est une question que l’on doit se poser, nous comme directeurs d’instituts et que l’on ne pose pas forcément assez, car c’est une vraie responsabilité, celle de notre rôle de passeurs. Sommes-nous des passeurs dans l’immédiat, est-on là pour organiser de l’événementiel, du performatif, ou sommes-nous là pour essayer de mettre les gens en contact et d’inscrire un travail de diffusion culturelle dans la durée, dans la publication et au-delà dans la mise en place d’échanges durables entre les institutions? C’est une vraie question qui est cruciale en Europe non seulement pour la connaissance qu’on peut avoir les uns des autres mais aussi pour savoir ce qu’on peut s’apporter les uns et les autres, et c’est indispensable, me semble-t-il vis à vis du monde anglo-saxon si l’on veut arriver à garder une identité – on parlait de la latinité, c’en est un exemple – et pour cela il faut qu’on arrive à dépasser nos préjugés et nos différents. Nos institutions sont à la croisée et doivent travailler dans les deux dimensions.

PF: Exactement: c’est la différence que l’on doit toujours établir entre l’information et la transmission. Informer c’est travailler dans l’événementiel. Pourquoi pas? Il y a quelques grands moments culturels d’éclat, et il faut de l’information sur une chose précise. Par ex. la Biennale de Venise, je me rappelle que quand Jean Clair en a été le directeur, on a construit un événement autour de cela; c’est de l’information. Mais d’un autre coté il y a le problème de la transmission. Par exemple, pour décharger La Jérusalem délivrée du Tasse sur un ordinateur, c’est très vite fait, on appuie sur un bouton, et on peut s’en aller, on revient après quelques minutes et on la trouve. Mais pour en comprendre et creuser le sens il faudra des années: c’est ça la transmission d’un savoir. Or, les instituts culturels doivent assurer parallèlement deux temps historiques, l’événementiel informatif et le conjoncturel de la transmission. D’où le rôle de l’université, c’est qu’elle garantit des institutions et des hommes attentifs à la transmission. Et parfois ça arrive.
Quant au “combat” pour la latinité, c’est essentiel: je dirais que c’est ma version de l’exception linguistique et culturelle. Il me semble pourtant difficile à mener, pourquoi? La France est un cas intéressant: pour les Italiens elle est la sœur latine, mais je ne dirais pas que la France ait exactement la même attitude. Elle regarde l’Allemagne pour les sciences et les savoirs “hauts de gamme” (pour être philosophe il faut connaitre l’allemand comme une langue morte!) et dans la vie quotidienne elle louche vers les Etats-Unis. Le degré d’américanisation de la vie quotidienne en Italie est très élevé et on le voit dans les attitudes et les pratiques de tout le monde, mais la France, surtout au niveau du discours des jeunes est aussi américanisée: le franglais est impressionnant au niveau de la langue parlée. Pourtant, aujourd’hui les deux pays partagent à des degrés divers un problème majeur, l’intégration sociale et communautaire du sud de la Méditerranée. Ce qui nous impose pour la première fois des solutions communes et spécifiques par rapport à l’ensemble de l’Europe: choisir la latinité devient stratégique. Alors quoi faire? La France a dû accomplir un choix difficile, revenir sur son programme de francophonie. Ce choix de la latinité c’est un avantage extraordinaire pour les Italiens, pour les Espagnols, pour les Portugais et un jour les Roumains. Par ex. la France est un pays d’accueil pour les Portugais, il y a me semble-t-il 800 000 Portugais en France, quasiment un dixième de la population portugaise et donc jamais les Portugais n’auront autant parlé français. Quel opportunité magnifique pour une action italo-française avec les institutions portugaises à Paris. On devrait donc essayer de mettre en place ensemble ce projet pour la latinité au lieu de se sentir menacé par les Espagnols. Est-ce que les institutions culturelles de l’Etat italien connaissent cet enjeu ce culture? Les débats sur l’Airbus se situent sur un autre plan.

PDL: Mais je crois qu’on avait commencé en Italie avec M. Faco-Bonetti, à cette époque là il y avait des rencontres autour de la civilisation méditerranéenne, je ne sais pas à quel point nous en sommes aujourd’hui…

PF: Le problème des traductions est si sérieux qu’il mérite qu’on y revienne. L’Italie, un pays qui traduit énormément par rapport à la France, manque pourtant d’une forte politique concertée de traductions, capable d’interroger au niveau public les orientations, par ailleurs intéressantes, du marché. Le Ministère français en revanche appuie des traductions par un programme consistant et continu. Le programme italien est, jusqu’à maintenant, insuffisant et il faudrait un vrai effort du MAE pour accroître les traductions de l’italien en France, sans quoi l’on reviendra à la situation déjà évoquée à propos des architectes. Les Français payent pour faire traduire certains auteurs et pourquoi n’y aurait-il pas des appuis italiens pour quelques ouvrages choisis – il manque encore bien des classiques? Ce qui signifie qu’il faut une vraie politique. Comment la faire, c’est compliqué, mais il est certain que les instituts, par leur présence privilégiée peuvent aider.

PDL: Il y avait un milliard de £ à l’époque du ministère Dini…
Mais on n’était parti de l’idée de fouiller au-delà des grands noms: qui, des directeurs d’institut, des rédacteurs ou directeurs de journaux, des opérateurs simples, est plus responsable de l’émergence des générations plus jeunes? Qui peut faire découvrir de nouvelles valeurs? C’est le problème le plus important. Dans votre travail vous distinguez les événements du travail de longue durée, et la question que je voudrais vous poser à tous deux, c’est, au-delà des manifestations, qu’est-ce que, selon votre expérience vous avez fait qui a laissé une trace ou ouvert des pistes de travail à faire? Donc pour résumer qu’avez-vous fait d’important et que reste-t-il?

IM: Auparavant une phrase sur l’exception culturelle. C’est vrai que l’américanisation est importante des deux cotés mais je voudrais rappeler qu’on tient beaucoup à cette exception culturelle en France et prendre un exemple, celui de l’industrie du cinéma: en France elle résiste assez vaillamment et c’est un domaine où il pourrait y avoir un échange fructueux entre nos pays, que ce soit pour les procédés de production ou de distribution.

PF: Oui car cette résistance «d’exception» a été payante pour le cinéma français d’aujourd’hui!

IM: Maintenant pour répondre à la question je reviendrai au problème du passeur. Sommes-nous des passeurs institutionnels suffisamment à même de répondre à cette demande? Nos pays respectifs ne devraient-ils pas envisager – nous en avons parlé, Paolo et moi, avec divers intellectuels français – de nouer des liens suivis avec ceux qui dans les maisons d’édition étrangères sont responsables des traductions? Je le fais dès que je peux, ce travail de terrain, mais à mon niveau et par des contacts personnels (avec Feltrinelli, Il Mulino, etc.) sans forcément être à même de suivre ces propositions. Est-ce que justement il n’y aurait pas là une autre forme de coopération culturelle à envisager, en dehors de nos instituts, pour voir comment pénétrer les organes de diffusion culturelle italiens et tisser un réseau de correspondants italiens qui joueraient eux aussi un rôle de passeurs. Nous pourrions accompagner ces contacts pour le travail éditorial, ou aider à conforter les liens qui existent entre des maisons d’éditions car trop souvent ils restent insuffisants. Ne devrions-nous pas être nous aussi des organes de proposition pour ne pas laisser les maisons d’édition se servir exclusivement de leurs réseaux mais pour enrichir leurs contacts? La question des réseaux est cruciale dans notre métier.

PF: C’est surtout vrai en Italie où les investissements pour la culture sont très variés selon les régions. Par exemple l’Emilie Romagne investit plus que toute autre pour sa diffusion culturelle à l’étranger: coté ressources, pour un directeur d’institut culturel italien la contribution d’Etat est parfois moins importante que celle des régions, des provinces et des villes. Sans compter les Fondations italiennes bien sur, qui sont plus nombreuses et plus actives qu’en France. Pour les Français en Italie, comme Isabelle, c’est le contraire: comme il n’existe pas de réseaux institutionnels officiels, elle devra créer des réseaux pour établir les contacts qui comptent pour ses traductions linguistiques et culturelles.
Pour revenir à la question, «qu’est-ce qui compte et qu’est-ce qui reste», bien évidemment, il faut toujours lire les classiques, s’ils ne sont pas connus et les relire tant qu’on peut y trouver quelque chose de pertinent et nouveau. Ainsi à coté de I. Calvino, dont nous avons ouvert à l’ICI la bibliothèque des traductions dans toutes les langues, j’ai proposé la lecture d’un filon littéraire à partir de Gadda. Par ex., Teofilo Folengo, alias Merlin Cocai, le plus grand – et mal connu – poète du 16ème, parfaitement à la page dans ce temps de métissage des langues. Evidemment il y a des réseaux particuliers et il ne faut pas taper sur tous les réseaux. Il faut en créer d’autre que la lecture des classique. On parlait de la musique contemporaine, domaine où la France et l’Italie travaillent ensemble dans l’estime réciproque, mais Berio et Boulez ne sont pas les seuls. Qu’est-ce qui reste de tout ça? Je serai bien curieux, mais les institutions sont amnésiques…

PDL: Oui, de ton expérience, dans les choses que tu as faites, donnes-nous quelques exemples dont tu as l’impression qu’elles resteront.

PF: Comme je le disais, le groupe des historiens de l’art qui travaillent sur l’Italie, ils sont toujours à l’institut et continuent à y travailler. Je regrette beaucoup qu’on ait abandonné la revue, et le festival des jeunes musiciens contemporains et que l’on reproduise la politique des grands noms: “piove sul bagnato“.
Je voudrais quand même ajouter quelque chose. En premier lieu, on a réussi, grâce à la collaboration décisive de mon successeur, Pietro Corsi, à réorganiser la bibliothèque de l’institut culturel italien. Le professeur Corsi a poursuivi et achevé un travail que j’avais commencé et cela restera. Ensuite, j’ai réussi à restaurer le siège de l’institut culturel, l’hotel de Galliffet, un lieu commun du goût français et italien. J’ai pu le faire grâce au travail d’un jeune architecte italien, Italo Rota, qui avait travaillé au Musée d’Orsay et au Louvre. Hors du circuit des noms les plus connus (Gregotti, Aulenti, Fucksas) j’ai choisi d’encourager des gens qui avaient déjà des activités et une expérience française. Tout ça va rester.
Mais il faut aussi que l’on tisse des fils qui vont rester non noués. Un peu comme dans la chanson d’Ariosto, qui reprend les bouts du récit de Boiardo, ou Galileo qui sera repris par Torricelli. Il faut toujours reprendre et tisser, tisser et laisser des continuités. Je pense avoir repris quelques bons fils d’avant moi et avoir tissé aussi. A propos d’Arioste, comme Calvino, je pense que notre culture n’est pas nécessairement fondée sur Pétrarque et Bocaccio mais par Galileo et Ariosto, à la condition d’introduire beaucoup d’aventures dans la science et de rigueur dans la fiction.

IM: Étant encore à Bologne aujourd’hui, sans distanciation possible, je serai prudente. J’espère que ce qui comptait pour moi restera, en particulier ces liens forts avec des structures culturelles, qui ont établi maintenant des passerelles avec des structures et des programmateurs français, avec des institutions locales, la cinémathèque en premier lieu, ou avec des facultés ou départements de l’université, sciences politiques ou le DAMS. C’est un pari sur l’avenir, que j’étendrais à tout le travail fait autour de l’Afrique, essentiellement sur les plans artistique et sociologiques. De par notre histoire, nous avons des liens forts, bien qu’ambigus, avec ce continent, auquel l’Italie commence à s’intéresser (j’exclue l’Ethiopie bien entendu) et j’ai initié ou été conviée à m’associer à de nombreuses manifestations, j’espère qu’au-delà de ma présence on continuera à reconnaître la France comme partenaire de ces opérations. C’est un défi géopolitique et en même temps un pari sur l’avenir.

PDL: Donc on a parlé littérature, philosophie, sciences humaines et vous avez même parlé tous deux des critiques d’art mais pas d’artistes et j’ai l’impression qu’en Italie nous ne connaissons pas du tout les artistes français contemporains après les grands de l’avant-garde, Man Ray, Max Ernst, Duchamp, Picasso, Derain, Cristo, etc., disons après cette grande aventure, et même chose en France, peut-être connaît-on Baj mais très peu d’artistes italiens.

PF: Non, je ne pense pas. Mais les grandes expositions se font à travers les galeries, c’est un monde où le marché est trop important. J’ai fait des expositions Parmiggiani, Machiacci Ontani etc. mais en France longtemps les regards ont été tellement tournés vers les Etats-Unis que l’arte povera n’était pas connu; l’art conceptuel et ses représentants comme Paolini, Penone, étaient appréciés, mais ils n’ont été généralement reconnus qu’au début des années 90, alors qu’il étaient affirmé en Italie, en Allemagne depuis la fin des années 60. Un décalage plus que surprenant.

PDL: Mais l’Italie n’a pas produit que l’arte povera. J’étais très perplexe car il y a eu il y a 3 ou 4 ans une grande exposition à Beaubourg dont j’ai oublié le thème, il y avait des artistes du monde entier, et seulement 2 Italiens sur 350 artistes, et des artistes que je ne connaissais pas, des artistes italiens connus plutôt par les Français, comme cela arrive pour certains écrivains ou philosophes, qui sont moins réputés en Italie qu’à l’étranger.

PF: Beaubourg est un mauvais exemple: Daniel Soutif pendant les 5 ou 6 ans de direction du secteur culturel de Beaubourg a assuré la participation de très nombreux artistes italiens, Fabro, Boeti, etc. Je pense que nous ne savons pas tout à fait ce qui se passe: il y a un marché très diversifié qui est derrière, des conflits esthétiques et économiques considérables. L’Italie a bien fait de nommer Jean Clair à la Biennale de Venise, ça a amené de jeunes artistes français en Italie. Quant aux artistes français, je pense que la reconnaissance en Italie est moindre que celle accordée aux artistes italiens par la France. Ceci dit j’ai fait une post-face pour Boltanski quand il y a eu l’exposition à Bologne. On connaît certenaiment les Poirier, Fromanger, qui vivent en Italie, etc., mais je pense que nous avons des arts plastiques contemporains en France une vue plutôt pauvre d’un monde intense et articulé. C’est une invitation pour l’AFAA, et une sollicitation pour l’Italie à créer un institut équivalent.

PDL: Mais par exemple la Forma Uno, Dorazio, Turcato, etc… je crois que c’est une expérience importante qui devrait être connue. Par exemple Dorazio en Amérique est très connu. Je ne connais pas bien les artistes français.

IM: Il y a un autre problème derrière, le problème financier, car nos structures, puisqu’il s’agit d’un marché, celui de l’art, ne sont pas les meilleurs endroits de diffusion. Nous n’avons pas la force économique nécessaire pour être des partenaires crédibles.

PF: Oui, et ça pose des problèmes considérables pourtant nous pouvons formuler des projets originaux. Encore un exemple: à Florence il y a un endroit unique, le musée des pierres dures où l’on restaure les objets d’art. Par ex. on a mis quatre ans à restaurer une coupe lombarde ornée de pierre, que l’on l’expose maintenant dans une vitrine du musée de Monza. Si les instituts culturels avaient la possibilité d’exhiber au fur et à mesure ces objets si bien restaurés, ce serait superbe. Mais on n’y arrive pas. C’est pourtant un hommage et une magnifique publicité pour un savoir faire inimitable.
Pour l’art contemporain le blocage, ce sont les coûts des assurances et de transport à cause des coûts du marché. Donc ces expositions d’art sont limitées pour des raisons institutionnelles. Ceci dit, il y a la photo qui offre aujourd’hui aux instituts des très vastes possibilités et un publique jeune. A mon arrivée, j’ai monté une exposition consacrée à Ghirri qui venait de mourir bien trop jeune. Aujourd’hui ce serait bien inutile car Ghirri est parfaitement connu en France.

PDL: Mais quels sont à ton avis les artistes qui mériteraient d’être mieux connus en Italie? Je vis à Rome où la villa Médicis a proposé pendant quelques années des artistes contemporains, mais ailleurs?

IM: La situation italienne est particulière car le marché de l’art est au nord, la Biennale est à Venise et quelques institutions sont dispersées comme la villa Médicis à Rome ou le musée Pecci à Prato, mais sinon l’Italie n’est pas très ouverte à l’art contemporain. Je pense à Florence où le patrimoine occulte le reste…

PF: A Florence et Venise, que A. Arbasino appellait «les deux orphelines», on a parfois la sensation d’un véritable arrêt dans le temps. Et ce n’est pas un compliment.

PDL: Mais il y a aussi la Galerie d’Art Moderne à Rome…

IM: Justement, si l’on parle de photographie, qui ont-ils exposé l’an dernier? J.-H. Lartigue, ce qui n’est pas d’une brûlante actualité! Que nous montrions Cartier-Bresson ou Doisneau à Bologne n’est pas forcément normal, et ce ne serait pas approuvé ni soutenu par l’AFAA (Association française d’action artistique)! Pourtant cela rejoint un intérêt du public et on ne peut pas toujours se priver de ce plaisir là.

PF: L’échange se fait à l’intérieur des galeries et des revues d’art, c’est pour cela qu’intervenir c’est difficile. Ceci dit, les gens que tu as cités ne sont pas connus, et c’est dommage aussi.

PDL: On a parlé de transmission, je voudrais parler maintenant de contenu. Nous sommes au cœur de la question, qui est celle de l’européismo et d’une conception des civilisations qui a des racines européennes, c’est-à-dire que nous pensons la civilisation sur un mode européen même si la conception de civilisation est bien plus ample, ouverte au monde. Par rapport au contenu, pour la France et l’Italie, dans le domaine littéraire, artistique, philosophique, avec ce siècle qui s’est achevé, est-ce que vous voyez des chemins communs, des affinitésou des distances?

PF: J’ai une idée un peu pessimiste. Assis sur l’anneau de Saturne, bien loin et d’en haut, on a l’impression suivante. On croit connaître la formation des langues nouvelles: dans le lieu de contact entre deux 2 langues différentes sous le contrôle d’un troisième langage plus prestigieux, toute une série de phénomènes se passent, qui vont de l’appauvrissement (le pidgin) à l’enrichissement d’une langue nouvelle (le créole). Désormais en Europe, pour les langues ou les styles de vie, nous en sommes au moment où les langues commencent à se croiser et passer les unes dans les autres, sous la houlette de la culture américaine et de l’anglais. En effet les Italiens regardent les Français en passant à travers les Américains, et il est possible que les Français en fassent de même. Donc à mon avis, le premier mouvement pourrait être l’appauvrissement réciproque. Tandis qu’il y aura en même temps des phénomènes d’hypercorrection dans chaquelangue particulière. Il en va probablement de même pour les style de vie, comme la cuisine, les techniques du corps., etc. Ce sera le moment pidgin, mais les Français se devront de paraître de plus en plus français, et les Italiens de plus en plus italiens. Enfin, on va se caricaturer réciproquement pour rester nous-même tout en rentrant dans la grande vulgate collective. C’est la face négative de la mondialisation et de l’exception culturelle. Que doit-on faire? Justement il faut rester en contact direct avec la France sans passer par la médiation américaine. Rester en Europe et résister à l’Amérique face à face risque la caricature de l’hypercorrection… Ce doit donc être un moment de contacts directs entre Européens, il faut se voir, faire des colloques, il faut faire circuler des hommes, des oeuvres, des idées: il faut faire des échanges, sinon on va tous se simplifier à travers cette médiation qui est la résistance directe aux Etats-Unis…

IM: Je souscris à ce que tu dis mais je repartirais de la parole “tisser”. Si je ne prends que l’exemple de la littérature, il est essentiel de relire les classiques à la lecture de l’actualité, de voir ce qu’ils peuvent encore nous apporter et partir de cela et de nos grands contemporains, car nous en avons, ainsi pour n’en citer qu’une Marguerite Duras. Son écriture a quelque chose à dire sur la France, sur la langue française, sur la société française. Et c’est peut-être à travers elle qu’on peut arriver aux romanciers français des années 90 (et aux cinéastes). On ne donnera pas envie de lire des gens comme Pierre Michon, Annie Ernaux, Marie Ndaye, Bergougnioux, etc. si on n’a pas d’abord établi un pont entre les classiques qui sont connus et ceux-là grâce à des modernes qui sont déjà des valeurs connues et reconnues qui ont tracé de nouveaux chemins. Même chose pour le cinéma ou le théâtre. S’il y a de nombreux échanges d’artistes de théâtre, c’est moins vrai pour les textes. Si on arrive à montrer ceux-là (nous l’avons fait avec Valère Novarina entre autre), c’est bien. A Bologne nous sommes favorisés car il y a des structures très ouvertes curieuses comme le Teatri di Vita et le Link qui sont deux lieux qui, avec notre aide, cherchent à montrer des créations théâtrales, ou de danse, ou de nouvelles technologies, italiennes et européennes et qui essayent d’attirer un autre public avec ces jeunes artistes. A nous de faire le lien entre ces “extrêmes contemporains” et une culture classique déjà diffusée. Nous serons ainsi des médiateurs et des passeurs dans toutes les acceptions du terme, nous devons construire tous ces ponts, tisser dans la durée tous ces liens.

PF: Nous nous rejoignons, ce qui devrait rester ce serait le tissage. Calvino, qu’on pourrait comparer à Duras, disait qu’au cours d’une visite au Moyen-Orient et qu’il avait vu les statues immobiles de Persépolis à coté des caravanes mobiles des nomades. Qu’est ce qu’il voulait dire? Qu’il trouvait également insupportable que le grandes valeurs ne bougent jamais et que la poussière de l’éphémère disparaisse sans laisser de traces. Mais que reste-t-il au milieude tout ça? Les tapis, disait-il, la femme nomade avec son tapis qui est déplaçable et contient tout ses biens y compris son métier de tissage. Voilà notre métier: faire ces tapis. Ce n’est ni reproduire les statues, ni reproduire l’éphémère, il faut jouer les tapis, transportables et qui contiennent des valeur. Il se peut que quelqu’un ait quelque qualité intrinsèque, mais c’est accessoire.
Revenons à Calvino et Duras: sans Duras on ne comprendrait pas ce qui se passe après. De notre coté Calvino a joué un rôle essentiel, parfois sous-évalué. Il m’est arrivé de lire récemment un livre qui opposait le corps de Pasolini à la tête de Calvino: vraiment il n’ont pas compris! Le cas de Calvino est intéressant car il a été dépassé par l’avant-garde italienne en 62-63 et il l’a redépassée en se mettant du côté de l’avant-garde française (avec l’Oulipo). Il a pu devenir une valeur internationale à partir d’une écriture fictionnelle et tournée en même temps vers l’imaginaire de la science. D’ailleurs la formule de coupler Galileo avec Ariosto est la sienne! Si on comprend Calvino, ensuite on comprend pourquoi les Français aiment sa descendance et la préfère aux post-pasoliniens. Quant à moi je considère Calvino comme fondamental pour faire comprendre à la France la tradition italienne.

PDL: Une dernière question. En Italie le poids de la France a diminué pour des raisons déjà décrites comme l’ouverture majeure aux autres cultures mais aussi, là est ma question, à cause du manque de grands maîtres? Vous parliez de Duras, mais Le Clézio, Quignard ou d’autres grands écrivains passent mal en Italie même s’ils sont traduits.

IM: C’est une vraie question, dont la pertinence nous conduit à parler du manque de recul. Nous sommes amenés à toucher un peu à tout, à parler de musique, cinéma, théâtre, littérature. Il se trouve que la littérature est une de mes passions profondes, il n’empêche que je n’ai pas forcément ni le recul ni les outils conceptuels pour me poser en experte et savoir toujours ce qu’on peut ou qu’on doit apporter. C’est pour cela que je parlais de réseaux éditoriaux en liaison. Un lecteur de Gallimard et un lecteur de Feltrinelli pourraient faire ensemble un travail plus ciblé, nous restons des “généralistes” à quelques rares exceptions près.

PF: La référence aux grands maîtres recèle un danger considérable. Chaque fois que je vais en France on me dit l’admiration pour Umberto Eco. Or toute réputation collective simplifie et schématise les traits d’un grand écrivain et intellectuel. La fonction d’un institut pourrait être non pas de présenter Eco à son public, mais de rétablir les qualités complexes d’un grand homme.

IM: C’est le problème du système et du succès médiatiques, quand le sens et les enjeux de l’œuvre elle-même se perdent ou du moins se brouillent.

PF: Surtout en Italie, c’est un danger particulier. Mais en France aussi. Prenez cette figure hors pair qui était Fellini: à sa mort le slogan en France fut «Fellini est mort, le cinéma Italien est mort». Cela pourra toujours se reproduire. Il faut faire attention et résister à la tentation de jouer les grands noms, qui disqualifient souvent ceux qui les manipulent. Il faut au contraire qu l’on puisse ressentir là ou il y a du vide et du plein, du présent et de la perspective, de la tension quoi!

PDL: Une conclusion?

IM: Une note positive pour la relation franco-italienne, absolument! L’échange culturel est pluriel et constant nourri par une curiosité intellectuelle réciproque qui rend le travail ici si fécond, l’inscrit dans la durée et donne à notre présence en Italie toute sa légitimité. Le tissage au quotidien, ce «traduire» culturel sans trahir, est un plaisir constant car susciter l’intérêt pour des choses non encore vues ou non encore entendues, si l’on parle de création ultra-contemporaine, est une tâche excitante, toujours en mouvement et en devenir, parfois une forme de résistance, pour laquelle je souhaite vivement qu’on continue à nous soutenir.

PF: Il en faudrait plusieurs et toutes provisoires. Je n’en retiens qu’une: dans le domaine du discours culturel personne ne saurait avoir le dernier mot à dire. C’est constitutif de ce travail Je répète: toute traduction réussie transforme un peu le tissu culturel qu’elle ourdit et sur lequel elle trame. Du coup tout est à recommencer. Mais il faudrait quand même que les paroles données continuent à compter…

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