Faire de l’image un monument ?


Da: AA.VV, Image et politique. Colloque sous la présidence Paul Virilio, a cura di Francoise Docquiert e Francois Piron, Actes sud/AFAA, Arles, 1998.


SOLÉCISMES ?

Dans le cadre d’un colloque sur l’Image et le Politique, mon propos sera clair, au risque d’être trop simple : une photo peut-elle être ou devenir un monument ?
Roland Barthes, dans sa Chambre claire, semble refuser cette possibilité, et Italo Calvino, dans son récit “L’aventure d’un photographe”, nous dit que la photographie totale ne saurait être “qu’un tas de fragments de photos privées, sur le fond froissé des massacres et des couronnements1.
L’image-photo ne saurait donc passer du statut d’idole, signe qui ne renvoie qu’à lui-rnême, inscription sensible dont elle serait la trace, à celui d’icône, signe qui renvoie à quelqu’un ou à quelque chose d’autre. Je pense pourtant qu’il faut revoir ces jugements, dans le cadre de la photo politique ; à la condition préalable de repenser la notion même du Politique… Pour nous, sémioticiens, la politique n’est pas le lieu de représentation du social. Au contraire, est politique ce qui change la société, ce qui parfois même s’inscrit en faux contre elle. Ses signes, y compris les photographies, sont des performatifs, capables de faire-être, susceptibles de faire-faire (ou de ne pas être et de ne pas faire).
C’est bien le cas des monuments : de leur racine / moneo /, on peut dériver “admonition” et “monstre”. Selon la formule de Jorge Luis Borges, les monuments ne seraient que des “solécismes de bronze”, c’est-à-dire des erreurs répétées de syntaxe.
Mais ces fautes de formes ont une prétention à l’efficacité. Par exemple, dans les monuments aux morts, ces “signes optiques des temps modernes2, les morts sont évoqués en tant que morts, mais pour servir une offre politico-sociale de sens, une demande d’identification qui se donne comme un défi aux vivants. Les dispositifs funéraires collectifs invitent à assumer la cause des fondateurs survivants – les morts ne sauraient décider s’il s’agit vraiment de la même cause ! Dans la sémiotique des monuments, le solécisme porte plutôt sur la syntaxe de l’injonction : optatif, impératif…
Par ailleurs, les signes efficaces du Politique portent surtout sur le temps de l’action. La photo politique se donne au présent, mais ce temps n’est que la conclusion d’une boucle chronologique. On ne va pas au présent sans partir d’exigences futures, et c’est par là qu’on revient se ressourcer au passé, pour revenir enfin au présent. La photo politique va du présent au présent en passant par ce détour qui engage le futur, si nécessaire, et qui déforme le passé, si flexible… C’est précisément pour cela que le politique peut s’articuler en deux moments essentiels : “pardon”, amnistie pour le passé, et “promesse”, pour ouvrir au futur.
Le monument politique peut paraître à cet égard bien différent de la photo : il est fait, apparemment, pour durer, pour inscrire une mémoire indéfectible et intangible. Mais, comme dans la chanson Avec le temps, “l’histoire nous enseigne que, (…) faits pour durer, les monuments témoignent plus que toute autre chose des effets du temps. (…) Toutes les identifications politiques et sociales qui cherchent à illustrer et à perpétuer le “mourir pour…” disparaissent avec le temps. Ainsi se modifie le message dont on avait investi un monument” (Kosellek).
Tandis que les mémoriaux de guerre effacent les sìgnifications – une génération suffit à détruire ou à oublier – les photos politiques saisissent autrement le temps : il suffit de penser au milicien espagnol foudroyé par Capa, aux drapeaux russes sur le Reichstag ou américains à Tzu-Shima.
La forte charge symbolique d’un objet si fragile est possible par la saisie simultanée qui est le fait de toute image. Elle ne se borne pas à reproduire des sujets, des objets et des événements ; elle inscrit aussi tout un réseau de corrélations topologiques et chromatiques, qui invitent à une lecture autonome par rapport à la référence figurative. Le jeu “poétique” des rhymes figurales, parallélismes et oppositions entre teintes et couleurs, entre Gestalt et degrés d’intensité, permet d’établir une dimension “mythique” plus profonde et/ou plus abstraite3. C’est pour cela que l’image la plus nette, la plus explicite, est trouble (Goethe disait que les couleurs sont des troubles de l’œil) et nous trouble (Simmel, le maître de Walter Benjamin, affirme que tout cadrage est l’effet d’une Stimmung, d’une perception passionnée).
C’est dans ce sens que l’on devrait sans doute accepter l’étymon présumé du mot “image”, / yem / : double fruit. Mais l’étymologie est une science poétique et prospective : plus que la vérité de l’origine, elle interroge le sens à venir.

UN MATELOT A CHEVAL

Pour exhiber une photo-monument, je ne vais pas me servir d’images connues ni de créations d’artistes comme Boltanski ou Kienholz. Je vais moi-même m’essayer à bâtir une photo-monument. Je vais m’arrêter sur une image ; mieux, je vais faire un arrêt sur image et extraire un photogramme d’un film de guerre franco-italien, Tutti a casa4. Une œuvre de genre – tout le contraire d’une épopée -, amusante, passablement banale et qui me paraît cependant bonne à voir et bonne à penser, politiquement.
Il y a des chercheurs pour qui l’arrêt sur image “… se transforme en photo fixe dont il acquiert la valeur lourde de temps passé ; avec un arrêt sur image, il n’y a plus d’histoire à venir, mais il contient tout ce qui le précède5.
Je pense, avec Roland Barthes, que le photogramme est un petit opérateur dans lequel peut s’investir un “sens non obvie, un sens obtus” qui ajoute au studium, à l’application, le punctum, la pointe passionnelle. Soustraite à l’enchaînement narratif, l’image que je propose peut se constituer en “signature optique”, en monument, tout en évitant un arsenal de formes stéréotypées (les monuments aux morts se ressemblent tous !).
Cette image représente donc, prima facie, un matelot en uniforme de l’armée italienne, qui monte à cru un cheval le long d’un fleuve – un canal peut-être… Il traverse au petit trot une cohue de véhicules et de personnes. C’est une image de guerre, de la dernière guerre mondiale.
Elle a une tradition figurative – c’est la Renaissance italienne qui invente le monument équestre au Condottiere ! – et elle s’inscrit dans un moment crucial de la Seconde Guerre mondiale et de l’histoire de l’Italie : le 8 septembre 1943, date à laquelle les Italiens se rendent aux Alliés.
Quarante-cinq jours plus tôt, le 25 juillet, le sud de l’Italie est occupé par les forces alliées. Allemands et Italiens les combattent, mais l’Italie, devant la situation, décide un armistice séparé. Pour ce faire, le roi d’Italie fait un coup d’Etat, arrête Mussolini et le retient sous surveillance dans un refuge de montagne.
Le 8 septembre, Mussolini fait une tentative de suicide, qui échoue. Ce jour-là, le roi et les chefs de l’armée italienne, qui compte à l’époque huit millions d’hommes, embarquent pour Bari, au sud du pays, aux côtés de l’armée alliée, et déclarent la guerre aux Allemands, qui, avec une rapidité extraordinaire, prennent alors toutes les places fortes italiennes jusqu’au front allié. Leurs parachutistes libèrent Mussolini, qui, avec le soutien de Hitler, constitue dans le nord de l’ltalie une “république” (Repubblica Sociale Italiana) qui déclare la guerre aux Italiens du Sud : guerre civile atroce qui dure pendant un an et demi.
Le jour même de l’armistice, l’armée italienne se dissout : tout le monde jette les armes et les drapeaux. Le corps bureaucratique disparaît également : 20 % des employés seulement restent à leur poste. En un seul jour disparaît l’Italie en tant qu’Etat, et apparaît quelque chose d’autre, qui est l’Italie d’aujourd’hui : nouveau pouvoir de l’Eglise et importance des communautés locales…
Ce jour-là, une nation est morte, dissoute, implosée. L’historien De Felice dit à propos de ces moments, “les plus dramatiques de l’Italie contemporaine” : “Comment donner l’image d’un peuple qui, une fois détruite toute son ossature morale, se retire de la lutte pour se laisser mourir ?” Pour lui, il s’agit de la “disparition d’un pays en tant que communauté éthico-politique, conscient de sa raison bistorique6.
Le marin de mon image ne va pas à la guerre : il en part. Il déserte son poste et saute sur le premier cheval.
Tout de suite après cet événement, quatre cent mille hommes se sont rangés aux côtés de Mussolini et quatre cent mille du côté de la Résistance, et la guerre civile a commencé. L’ltalie moderne est fondée sur ce hiatus, qui a besoin d’une image. Pourtant, peu d’historiens italiens nous ont raconté ce 8 septembre. Il n’y a que des souvenirs, des histoires individuelles, comme celle de Malaparte dans La Peau : Malaparte est dans le Sud, du côté de l’armée du roi, il a jeté son uniforme, revêtu celui que lui donnent les Américains et, dit-il, “nous partîmes pour gagner avec les Alliés une guerre que nous avions déjà perdue avec les Allemands“.

BLASON

Est-ce l’icône d’une défaite que j’avance, un monument à ce que l’historien allemand Theodor Mommsen appelle le goût tout latin “à célébrer avec une telle ivresse les défaites et la gloire des vaincus, à défaut de victoires et de vainqueurs” ? Regardons – mentalement – de plus près cette image-monument, historiquement exacte dans tous ses détails. Mais où va donc ce marin cavalier ? Se rendre aux Allemands et rentrer dans un camp ? Vers le sud, pour continuer la guerre avec l’armée du roi ? Va-t-il se battre avec la dernière poignée de camice nere de Mussolini ? Fera-t-il partie des formations partisanes naissantes ?
Il n’y a pas de dernier mot, ni de dernière image en démocratie. Il faut se résigner à ce signe excédentaire qui est sans doute le propre de tout monument, de marbre ou de lumière.”Aussi les identités que les monuments ont la fonction d’évoquer se délitent-elles : en partie parce que la réceptivité sensible se dérobe au langage formel (…) ; et en partie parce qu’une fois créées, les formes se mettent à tenir un langage qui n’avait pas été prévu par le fondateur. Comme toutes les œuvres d’art, les monuments ont un potentiel excédentaire qui se dérobe à leur finalité initiale. Voilà pourquoi quantité de monuments ne laissent plus rien deviner de leur signification première…” (Kosellek).
La fragilité translucide de la photo est la plus appropriée à cet évanouissement du sens, mais elle est aussi la plus propice à une reprise, à de nouvelles charges sémantiques. Elle se prête en effet, par les nouvelles technologies contemporaines, aux transformations les plus (in)vraisemblables. Plus vrai que vrai, la manipulation de l’image-photo réalise l’un des vœux les plus anciens de la rhétorique et de la philosophie. La “correction d’images” permet, par des transformations réglées, un raisonnement figuratif qui n’a pas moins de valeur que l’inférence logique. Je rappelle ici la modification figurative que Gadamer, maître en herméneutique, apporte à la métaphore aristotélicienne de la perception : une armée en fuite. Pour Aristote, l’acte perceptif est un arrêt dans une débandade : les petites sensations fuyantes se donnent une nouvelle formation… Et Gadamer de corriger l’image : “Quelle était au juste la formation des petites sensations avant la débâcle ?” Avant toute perception, n’y a-t-il pas toujours et déjà une autre perception ?
L’image raisonne ainsi par des moyens propres ; à la condition d’un bon “traitement”, elle peut réaliser des expériences inédites de pensée. Comment donc traiter, pour la faire penser, ma petite icône politique ?
Je pourrais décider de la direction du cheval – ce marin ne fuit pas, il marche vers un succès à venir, Invictis victi victuri – et par là rassurer la volonté générale, refonder une communauté et, pourquoi pas, une religion civique. Bref, faire un autre monument. L’actualité n’y ferait pas défaut : il y a quelques mois, on a retrouvé en Argentine, où il était réfugié, l’officier allemand responsable du massacre de Fosse Ardeatine, près de Rome ; un juge militaire italien l’a acquitté de ses crimes. Peu après cela, en juin 1997, un autre juge a décrété que les attentats des Partisans à Rome avaient été criminels…
Je peux aussi, et c’est ce que je préfère, changer non pas d’énoncé, de contenu, mais d’énonciation, de format communicatif. Tourner le regard du soldat vers nous, en passant du profil à la frontalité. Comme Walter Benjamin et son image fétiche, Angelus Novus, j’aimerais introduire une légère mutation optique dans la langue des monuments : transformer l’icône en blason. On sait que le blason ne se lit pas en profondeur, mais en perspective inversée, par “infixion” progressive : par-dessus les armes de la première famille, on ajoute, lors d’un nouveau mariage, de nouvelles armes, et ainsi de suite, “en abyme” – le terme vient de là – mais c’est un abîme projeté vers nous. Il faut faire de l’image un blason, faire qu’elle nous dévisage, par un acte “jonctif”, injonctif. Mais cette injonction ne saurait être permanente ou institutionnelle, comme les photos des résistants sur les places italiennes. Ce regard qui nous apostrophe se doit d’être temporaire, intermittent et pourtant disponible. Capable d’oubli et de promesse : politique. Ce monument photographique au regard variable est mon seul dispositif pour penser ce jour de ma propre vie, le 8 septembre 1943, la mort impensable d’un Etat. Monument qui offre cette mort comme interrogation, pas comme réponse.
J’ai terminé, mais encore un mot. Ce qui me touche, le punctum du photogramme, se trouve sans doute dans une rencontre avec un ancien officier italien, au hasard de mes vacances toscanes. Après le 8 septembre, cet aviateur avait poursuivi la guerre aux côtés des Repubblichini de Mussolini et des Allemands. Il avait bien connu mon père, qui était comme lui officier d’aviation. Dégradé, chassé de l’armée à la fin de la guerre, cet homme, que je n’ai jamais revu depuis, avait monté une usine textile à Prato, pour le recyclage des haillons. Il était devenu riche mais il restait amer. Il m’a dit, je m’en souviens : “Quelle chance pour ton père de mourir en 1941“.

ESTHER SHALEV-GERZ
Dans la tradition judaïque, l’image est absolument proscrite, et il faut aller chez le rabbin pour lui demander l’autorisation de faire une image. Celui-ci accepte à condition que la réalité soit un peu modifiée, transformée. Le rapport à l’image est donc d’emblée un rapport de créativité.

PAOLO FABBRI
Il faut tenir, contre la tradition rhétorique, que l’on peut argumenter par figures. La séparation entre syllogisme et trope, comme si les images étaient là pour décorer les discours, tandis que les discours raisonnent, est fausse. Il faut défendre l’idée que l’image est un lieu d’argumentation.

QUESTION DU PUBLIC
Vous avez donné tout à l’heure une belle définition de la “photo totale”. Paul Virilio parlait aussi des “live cameras” qui commencent à donner aussi une photographie totale, une image générale. Or, le même Virilio développe parallèlement la théorie de l’accident général – quand on invente quelque chose, on invente l’accident qui va avec : quand on invente le bateau, on invente le naufrage. En référence au thème de ce colloque sur la fonction politique de l’image et sur les questions qu’elle pose à la démocratie, est-ce que nous ne sommes pas en train d’inventer, avec les nouvelles technologies, l’équivalent de l’accident général sur le terrain de l’image, à savoir le “mensonge général” ?

PAOLO FABBRI
En ce qui me concerne, c’est le 8 septembre qui a incarné cet “accident généralisé”.

PAUL VIRILIO
Je crois avoir déjà écrit que l’ltalie est un pays paradoxal, à la fois sous-développé et d’avant-garde.
1914-1918, c’est un Etat qui gagne sur un Etat : il y a un vainqueur et un vaincu. 1939-1945, c’est d’abord l’ltalie d’avant-garde qui se dissout, puis les Alliés qui font disparaître l’Etat allemand… Il n’y a d’ailleurs pas d’état de paix. Aujourd’hui, il y a la Russie qui vient d’imploser…
On est vraiment devant un phénomène d’implosion que l’ltalie préfigure, avant l’Allemagne et avant l’Etat soviétique.
L’autre élément sur lequel je voulais revenir, c’est qu’il n’y a pas de politique impardonnable. Ce n’est pas seulement par compassion que l’on peut dire cela : c’est étymologique.
La démocratie s’oppose à deux ennemis : la dictature, bien évidemment, mais aussi, et on l’oublie souvent, la “stasis”, la métastase sociale, la guerre civile. Donc la politique, quelle qu’elle soit, dans la cité, est à la fois le pardon des offenses et la promesse de la paix civile. C’est quelque chose que l’on a oublié parce qu’on a cru que la démocratie ne faisait que s’opposer au tyran, mais elle s’oppose à la guerre civile en proposant la paix civile, et pour qu’il y ait paix civile, il faut qu’il y ait pardon ou amnistie.

QUESTION DU PUBLIC
Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il n’y ait ni vainqueur ni vaincu. C’est dans une situation où il n’y a pas de rancune que peut se constituer la démocratie.

PAUL VIRILIO
Si l’état de guerre ne s’arrête pas, il n’y a pas de politique, il n’y a que du militaire. La grande invention des Grecs, c’est d’avoir remplacé la guerre par la politique.

THIERRY DE DUVE
Ce qui me gêne dans la position de Paolo Fabbri, c’est la place qu’il fait tenir à l’artiste. Je ne suis pas sûr, à moins de revenir à une conception prémoderne de l’artiste, c’est-à-dìre prédémocratique aussi, que le rôle de l’artiste soit de donner des images aux hiatus de l’histoire et d’en faire des symboles, encore moins des monuments.
Le seul artiste contemporain que Paolo Fabbri a cité, c’est Boltanski et, évidemment, son travail me pose exactement cette même question éthique : a-t-on le droit de faire des monuments de cela ?
Tout l’art d’avant-garde depuis un siècle et demi a été justement une résistance à la monumentalisation, y compris des hiatus de l’histoire.
Pour terminer, je trouve intéressant de signaler que Paolo ne nous a pas montré d’image, mais qu’il nous a présenté un discours.
Par conséquent, la rhétorique, l’iconologie à la Cesare Ripa, toutes ces technologies que les pouvoirs ont toujours su manipuler pour faire parler les images, il semble que Paolo Fabbri y fait appel au nom des artistes, et cela me gêne énormément.

PAOLO FABBRI
Evidemment, quand je dis “monument”, c’est ironique. Ce dont je parle, c’est la chose la moins “de bronze” que l’on puisse imaginer, c’est une reconstruction que j’ai prélevée, touché par une image d’un film de série B – peut-être C – dont je me suis servi pour pouvoir dire quelque chose que l’on ne dit pas en général en Italie. Avec l’idée toujours que le mot “monument” a la même racine que les mots “monstre” et “admonition”. Mon intention était autant que possible humoristique.
L’autre question est de savoir si les systèmes rhétoriques du langage ont fait parler l’image, un peu comme on tord le bras de quelqu’un. Je n’ai jamais pensé cela. Pour quelqu’un comme moi, l’opposition entre face et profil est véritablement de l’ordre du pronom : la face disant “je, tu” et le profil disant “il”. Ce n’est pas du tout l’opposition de substance entre l’image irréductible d’une part, et de l’autre le discours qui exercerait sa toute-puissance rhétorique pour lui faire cracher une vérité qu’elle ne veut pas avouer. Je pense au contraire, et j’assume en cela ma condition de sémioticien, que ce que je dis fait partie de cette image et que cette image fait partie de ce que je dis. Il y a traduction entre les deux éléments. Evidemment la traduction enlève des choses, mais ce qu’elle n’arrive pas à traduire n’est pas forcément de la censure. Il y a des réserves pour les traductions futures. Je vois ça d’un point de vue très optimiste.
Par ailleurs, je pense que la traduction n’est bonne qu’à condition d’introduire dans le discours de départ quelque chose qui n’y était pas, de l’enrichir. D’une certaine façon, la traduction rémunère le défaut des langues, comme la poésie.
Ma compréhension de ce que De Felice a dit si bien et le premier, “la grève morale” de toute une nation, n’aurait pas été aussi précise si je n’avais pas (re)touché cette image. Il n’y a pas d’extorsion entre le discours de l’historien et le photogramme de Tutti a casa : parole et visible y prennent langue.
Quant à l’esthétique, je n’ai pas vraiment cité d’artistes, auteurs de monuments aux morts… Il faudrait plutôt comprendre ce qui se passe lors de notre saisie des monuments : je pense par exemple à la Valle de los Caídos, près de l’Escorial.
Que d’étranges relations entre l’injonction politique disparaissante et l’appréciation esthétique… La beauté exige-t-elle vraiment la perte de sens du message ? Où fera-t-on passer la ligne subtile entre le “quoi” étonné du beau et le “comment”, le “comment faire” de l’éthique et de la politique ?

Paolo Fabbri enseigne la sémiotique au département des arts visuels de l’université de Bologne. Il a été directeur de l’Institut culturel italien à Paris.


Notes

  1. Italo Calvino, “L’aventure d’un photographe”, in Aventures, Paris, Le Seuil, 1991 (traduction : Jean-Paul Manganaro). torna al rimando a questa nota
  2. R. Kosellek, “Les monuments aux morts, lieux de fondation de l’identité des survivants”, in L’Expérience de l’histoire, Paris, EHESS, 1997. torna al rimando a questa nota
  3. Je pense ici aux travaux sur la photographie de Jean-Marie Floch. torna al rimando a questa nota
  4. Tutti a casa (1960). Production franco-italienne réalisée par Luigi Comencini, avec Alberto Sordi et Serge Reggiani. torna al rimando a questa nota
  5. H. Puiseux, Les Figures de la guerre, Paris, Gallimard, 1997. torna al rimando a questa nota
  6. Renzo De Felice, “L’8 settembre”, in Mussolini : la guerra, Turin Einaudi, 1997. torna al rimando a questa nota
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