« Et la mort n’aura pas d’empire »


Da: Critique, “Hommage à Umberto Eco”, 6-7 (829-830), Juin/Juillet 2016.


 

« L’héritage vient avec ce qui l’excède. S’il garde la vie, c’est comme œuvre à faire, ouverture vers l’avenir »
(Jacques Derrida)

L’annonce de la disparition d’Umberto Eco a occupé toute la médiasphère du monde globalisé: preuve que le grand écrivain et sémiologue avait su, par son œuvre, transformer ses lecteurs en auditoire et en logo son nom d’auteur. Une activité incessante, un flair culturel hors du commun, une fortuna machiavellienne ont caractérisé sa carrière, que j’ai tenté de reconstruire dans « Eco Qui Pro Quo », en introduction à un ouvrage sur la Phénoménologie d’Umberto Eco1; on y trouve racontés ses brillants débuts et décrits les développements qui l’ont conduit à devenir un puissant moteur de la culture, tant internationale qu’italienne. En témoigne la carte planétaire des doctorats honoris causa qui lui ont été attribués.
Mais pour qui l’a connu comme difficile collègue et comme fidèle ami, la célébrité mondiale qu’Umberto Eco s’est acquise en tant qu’écrivain érudit et universitaire couvert d’honneurs ne saurait rendre justice à sa personnalité multiforme. Car il a été un philosophe du langage non moins qu’un sémiologue de la culture; il a étudié l’esthétique (médiévale et contemporaine) aussi bien que la littérature, de Joyce aux avant-gardes; il a analysé les langages de masse (Steve Canyon, Flash Gordon, James Bond et la néotélévision); auteur de chroniques culturelles et politiques pour les principaux journaux ou hebdomadaires italiens, il a aussi dirigé des maisons d’édition (Bompiani, La Nave di Teseo), des collections spécialisées ou destinées à un large public, ainsi que des revues (Alfabeta); traducteur de Raymond Queneau et de Gérard de Nerval, il a lui-même été traduit en des centaines de langues (on lui doit la formule selon laquelle
« la langue de l’Europe, c’est la traduction »). Bibliophile averti, possesseur de 50.000 volumes, lecteur omnivore, il était aussi un impénitent raconteur d’histoires drôles et un assez médiocre joueur de flûte. Preuve irréfutable qu’un homme de grand savoir sait être un bon vivant — comme devrait l’être, selon Deleuze, tout révolutionnaire. L’atteste aussi son humour permanent et sournois: il n’égratigne pas ironiquement les grands pour renverser les valeurs, mais tire des lieux communs culturels et politiques toutes leurs risibles conséquences.
N’en déplaise aux journalistes pressés, qui ont la mémoire courte, Eco a été avec Noam Chomski l’un des intellectuels les plus reconnus de la planète: au point qu’il assurait, comme Borges, avoir reçu le prix Nobel et l’avoir oublié. Au point aussi qu’il refusa, avec hauteur, la proposition qu’on lui fit en Italie de devenir Ministre de la Culture.
La mort peut prendre deux sens, qui ne sont pas toujours complémentaires. Elle met un terme irréversible à une existence singulière; elle interrompt un projet de vie, dont la poursuite incombe éventuellement à d’autres (ce qui faisait dire à Dylan Thomas que « la mort n’aura pas d’empire »). Quels sont donc les projets interrompus d’Umberto Eco, qui tout au long de sa vie a suivi diverses voies en procédant par induction et divination, comme aurait dit Saussure: la philosophie? la sémiotique? la littérature? Autant de projets difficiles à mener à bien en notre époque « liquide », révisionniste, implosive qui selon Eco avance « à reculons, comme une écrevisse » – pour reprendre le titre de l’un de ses derniers et mémorables essais2.

1. La Philosophie? Eco (m’) a dit qu’il mourrait philosophe, dans la lignée aristotélicienne et thomiste. Et il a écrit que la sémiotique théorique fait partie de la philosophie du langage dont il partageait l’histoire – avec une certaine prédilection pour le « lumineux » Moyen Âge. Sa contribution esthétique, inaugurée dans les années de jeunesse avec l’ouvrage fondamental qu’est L’Œuvre ouverte, a trouvé un prolongement dans la théorie de la connaissance comme sémiose illimitée, où tout signe renvoie suivant un processus rhizomatique à d’autres signes, et aussi dans l’histoire des doctrines sémiotiques et des utopiques langues parfaites. Choisissant comme avant-courrière l’œuvre trinitaire et multiforme du pragmatiste Charles Sanders Peirce, Eco a préféré ne pas suivre les indications fragmentaires de la linguistique de Saussure ni celles, plus systématiques, de R. Jakobson et de A.J. Greimas. Mais les philosophes de tradition nord-américaine, positivistes et naturalistes, n’ont pas adhéré pour le moment à son projet interprétatif; à tort, ils l’ont taxé de relativisme, lui ont reproché son insuffisant réalisme ou ont commis l’erreur de n’en tenir aucun compte. Ce qui les inquiète, c’est peut-être la proposition d’Eco selon laquelle les signes servent à mentir, rendant nécessaire la connaissance de leur grammaire et de leur rhétorique, de leur sémantique et de leur logique, si l’on veut approcher de la vérité. Ces philosophes, me semble-t-il, auront tout le temps de se raviser. En suscitant chez lui une réaction condescendante, ils ont déjà enrôlé Eco sous la bannière des cognitivistes néoréalistes – bien que personne ne l’ait vu taper sur une table pour prouver l’indiscutable évidence du monde. C’est avec maintes réserves qu’il a adhéré au Pensiero Debole3, lui qui avec humour définissait la réalité ultime par la métaphore du « socle dur de l’être ».

2. La sémiotique, comme science empirique de la signification et de la communication? L’œuvre d’Umberto Eco – qui depuis Apocalittici e integrati4 a signalé le rôle de l’horreur et la présence des zombies dans la culture populaire – peine à trouver une place parmi les sciences de l’homme, qui se gardent de citer cet auteur lors même qu’elles utilisent sa boîte à outils. Aujourd’hui, après avoir rendu hommage au précurseur d’une sémiotique de la culture, on lui reproche d’adopter une attitude « aristocratique » devant les média sociaux, coupables de liquéfier les valeurs, d’aplatir la mémoire…
Quant à la voie qu’il avait ouverte en menant dans la presse pendant des décennies ce qu’il appelait une guérilla sémiotique – sur le modèle des Mythologies de Roland Barthes –, elle demeure plus que jamais ouverte, mais apparaît désertée. Il s’agissait de fissurer, sinon de fracturer, les lieux communs du langage et de la culture: Eco en appelait à la responsabilité collective et à une réflexion toujours alliée au divertissement. Posture digne d’Ésope, brillant exercice de moraliste ennemi des extrêmes, qui ne pouvait se montrer à la fois manichéen et structuraliste: à ses yeux, in medio stabat virtus. Je crois pourtant qu’il faudrait poursuivre et mettre à l’épreuve sa réflexion très neuve sur le faux et, corrélativement, sur les copies et les originaux.

3. La Littérature? Traducteur avisé, subtil praticien des formes brèves, amateur de feuilletons et de romans graphiques, Eco s’est toujours promené dans les forêts de la narration en compagnie de lecteurs modèles. Rappelons sa défiance envers l’étiquette « post-moderne » qu’on a lui a appliquée à partir du Nom de la rose, roman à succès « détesté » de son auteur – qui le destinait initialement à un cercle d’amis: le signataire de ces lignes y apparaît comme Paolo da Rimini, abbas agraphicus, « libridineux » conservateur de la bibliothèque labyrinthique et élève d’Algirdas de Cluny, en qui les connaisseurs peuvent reconnaître A. J. Greimas, le fondateur de la narratologie. Dans ses romans touffus, à l’érudition contrôlée, Eco a poursuivi l’élaboration de questions théoriques – problématisation, exemplification –, en faisant jouer les modalités figuratives des divers genres littéraires: roman policier, roman d’aventures, roman de mystère, etc., avec un goût manzonien pour le roman historique, une prédilection pour les listes et une réticence marquée pour les « joliesses linguistiques ». Construits, après d’attentives recherches bibliographiques, comme des pastiches soigneusement calculés et comme des montages d’autres textes, ces romans annoncent l’hybridation numérique du mash up et des remix. Si l’on écarte les plates imitations, peuvent-ils suffire à ouvrir une voie à la littérature, comme le firent à l’époque militante de l’avant-garde italienne les membres du Gruppo ’63, avec les Novissimi Edoardo Sanguineti et Nanni Balestrini, Luciano Berio, Elio Pagliarani et Alberto Arbasino? Il revient à l’avenir de choisir les traits pertinents dont Eco disait (avec le sémiologue Luis Prieto) que dépend la vérité. En tout cas, la poursuite d’un projet qu’il pourra suivre tout en le guidant maintiendra la vitalité de ce éminent Italien, qui a su rester laïc dans l’incessant affrontement entre guelfes et gibelins qui scande l’histoire de la Péninsule.
Pour reprendre la formule de Victor Hugo – qu’il m’en coûte d’employer à l’imparfait – , notre grand contemporain Umberto Eco était une « force qui va ». Deviendra-t-il un classique, un auteur qui ne finira jamais de dire ce qu’il a à dire?


Notes

  1. Michele Cogo, Fenomenologia di Umberto Eco. Indagine sulle origini di un mito intellettuale contemporaneo, Bologne, Baskerville, 2010. torna al rimando a questa nota
  2. Umberto Eco, A passo di gambero. Guerre calde e populismo mediatico, Milan, Bompiani, 2006. Trad. fr. par Myriem Bouzaher, Mario Fusco, Pierre Laroche, Diane Ménard et Roberto Nigro: À reculons comme une écrevisse: guerres chaudes et populismes médiatiques, Paris, Grasset, 2006; Le Livre de Poche, 2008. torna al rimando a questa nota
  3. Littéralement: « la Pensée faible ». Titre de l’ouvrage dirigé par Gianni Vattimo et Pier Aldo Rovatti, Turin, Feltrinelli, 2010. torna al rimando a questa nota
  4. Publié en 1964, ce recueil n’a pas été traduit tel quel en France. Une traduction partielle par Myriem Bouzaher se trouve dans De Superman au surhomme, Paris, Grasset, 1993. torna al rimando a questa nota
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