La verité en otage: terrorisme et communication


Da: Areté, vol. 2 (Volumen Extraordinario), 1990.


Le Collège de Philosophie est international, donc je parle français, mais je peux répondre à des questions en castellano et en italien, s’il y en a. Je commence par le status de la philosophie, donc du discours philosophique. J’ai divisé mon texte en quelques points parce que Aristote disait que rien n’est si court que la chose dont on annonce la fin. Alors, quelles sont les caractérisations que je voudrais choisir pour mon discours philosophique d’aujourd’hui? C’est une philosophie du présent, comme on a dit, et c’est l’idée du philosophe comme intercesseur entre séries discursives. Le philosophe n’assigne pas de place aux lieux, il intercède entre séries des discours. En même temps, il fait cela au présent, et le présent, vous le savez, n’a pas simplement la qualité du temps, il a aussi la qualité de l’aspect. C’est-à-dire le présent peut être tensif au sens ponctuel -une chose est là-, ou bien duratif, c’est à dire: une chose est là, elle eontinue à être là, elle n’a jamais arrêté d’y être. Nécessairement la philosophie ne se veut pas, on l’a beaucoup dit et on a bien fait à le dire, comme un discours parfait. La perfection est aussi aspectuelle, le parfait est ce qui ne nous concerne plus; la philosophie est imparfaite dans le sens que l’imparfait continue, aujourd’hui, il est l’effet de ce qui s’est produit avant, à la différence du parfait, qui est le passé irreversible. L’imparfait, c’est la présence, au présent, d’une parole qui a été dite. C’est l’histoire de la philosophie en tant qu’elle nous concerne. Voilà le principe, comme on dit, au début.

Maintenant je voudrais vous dire pourquoi j’ai choisi le cas de l’otage. Je crois que c’est parce que la philosophie devient dogmatique, chaque fois qu’elle est incapable de donner des cas, et d’en faire connaissance. Le problème de la philosophie, c’est parfois un régime au sens alimentaire, un régime unilateral des exemples, et le risque constant des concepts comme des bateaux dans les bouteilles: on se demande comment est-ce qu’ils sont rentrés là-dedans; ils sont très beaux mais on oublie toujours qu’on a fait beaucoup de travail pour les construire. Il ne s’agit pas de casser les bouteilles, il s’agit de rappeler le travail qu’on a fait pour y mettre les bateaux. De l’autre côté, il y a la question de la relation, que je crois importante, entre la compréhension et l’explication. Pour ce faire, je crois qu’il y a une philosophie qui assume ce que Benjamin a appelé la forme arabe de traiter, et d’autres qui peuvent se servir des paraboles ou d’échantillons. Vous savez que l’échantillon d’une chose fait partie de cette chose, par définition. Mais aussi il a la fonction d’exhiber des propriétés des choses dont il fait partie. Les échantillons ne représentent pas toutes les qualités des choses. C’est une méthode parabolique, pas métaphorique; parabolique, dans le sens que la parabole est une narration, elle n’est donc pas un terme qui renvoit à un terme, mais un récit qui renvoit à un récit. La parabole est un récit qui fait métaphore à un récit. Mais alors, évidemment je pense au récit parce que le récit est une composition d’actions, non pas simplement une action, et j’ajouterais: une compositon de passions.

Je me rappelle de la guerre et de la paix. Je me rappelle des otages. Je vais rappeler un seul otage, c’est le cas de Aldo Moro, le président du Conseil italien, enlevé et tué par les Brigades rouges. L’otage, c’est un Robinson forcé, et il a une belle bibliographie philosophique, dès Levinas à Baudrillard. Le Robinson forcé a éte pris comme le paradigme de l’éthique. Levinas dit que nous sommes l’otage des autres. Si on peut fonder l’éthique, dit-il, il faut la fonder sur une relation à l’autre qui soit asymétrique; avec la symétrie entre les hommes on ne produira que la guerre, l’identification sans fin, donc il faut introduire une dissymétrie dans la relation et rendre l’autre non pas tu, mais il. Je reviendrai sur ce point. Donc nous devrions, pour Levinas, être l’otage de l’autre. Nous devons lui devoir, nous sommes endettés à l’autre. Cette obligation serait première et pourrait articuler un contrat du devoir, contre, et serait un contrat euphorique parce que le contrat de pouvoir est toujours disphorique. Quand nous rencontrons, comme Hobbes, l’autre dans son pouvoir, nous arrêtons notre pouvoir dans la dépression de l’infini de ce pouvoir realisé. Tandis que si nous devons tout à l’autre, ce contrat du devoir, dans la rencontre de l’obligation de l’autre, provoquerait un contrat d’allègement; le contrat suspend cette obligation infinie qui nous vide, qui nous dévore: voilà l’otage de Levinas.

Venons à Baudrillard. Baudrillard est un sociologue mais aussi un philosophe. Je crois qu’il dit une chose très juste. Habermas aussi. Je crois qu’il a raison de dire par exemple que l’otage, personne n’en veut, que l’otage est mort, qu’il ne reviendra jamais. Kissinger, qui est plus cynique, dit toujours qu’il faut faire comme s’ils étaient morts, et que l’empressement de la communauté pour l’otage est tout à fait faux, politique, au sens pire du terme (rhétorique): pour créer un ciment des communautés, tandis que le Robinson est à jamais delaissé. C’est bizarre: l’otage peut être donc employé comme fondement et fin du contrat social. Figure bizarre. Alors, donnons le cas et faisons connaissance.

L’affaire Moro. Les Brigades rouges ont tué l’escorte, quatre personnes, et l’ont caché. On ne l’a revu que mort. Mais il a écrit beaucoup de lettres, et la littérature s’en est mêlée -et la sémantique aussi. Dans ses lettres, Moro démissionait de toute politique, il disait qu’il voulait rentrer dans le quotidien. L’Etat italien avait beaucoup de mal à prouver que le président du Conseil avait compris le réalité de l’otage. Il n’était pas un héros, il voulait devenir un homme normal, vivant. Alors, les partis politiques ont commencé à dire que les lettres étaient fausses, ce qui n’était pas absurde; mais elles étaient écrites par sa main, et avec son style.

Encore, pourquoi la sémantique s’en est intéressée? Parce qu’on voulait trouver Moro, et les lettres étaient le seul indice. Alors on a essayé de comprendre si dans l’écriture de ces lettres il n’y avait pas un message double: des indications dans le texte lui-même, à partir desquelles Moro indiquait subrepticement à ses interlocuteurs quelques choses qu’il pouvait cacher aux Brigades rouges -un langage privé-, et par lesquelles on aurait pu reconnaître le lieu où il était caché. On a monté donc un bureau de sémantique dans la police, et on a trouvé les vertiges de toute analyse textuelle et la régression de toutes les règles.

Je vous donne un exemple. Moro en certains moments donne deux noms propres. C’est des noms anodins, des personnages pas trop intéressants. On en infère, Compagnini!, qu’il y a une indication. (Vous savez que la découverte des hiéroglyphes par Champollion a commencé par nous battre). On ne trouve pas de résultats mais on s’aperçoit que de ces deux personnages, deux députés, l’un est de Naple (“Na”) et l’autre de Venice (“Ve”): “Nave” -bateau en italien, et en espagnol aussi. Donc on cherche dans tous les ports en Italie et dans tous les bateaux, si jamais il y a une cabine avec Moro dedans. On est allé très, très loin. C’est difficile a imaginer ce qu’on a pu faire: l’Etat italien a dépensé sa réputation (basse) dans cette activité, aidé par la police allemande et la police américaine (à la réputation plus élevée, mais pas enviable). Entre temps, la télévision italienne donnait tellement de renseignements sur l’affaire Moro, que personne ne regardait plus la télévision. On en parlait, pendant des mois, huit heures par jour, avec un effet de dissuasion fantastique. Donc, la règle c’est: plus on en parle, moins on écoute, tout le monde le sait. Maintenant, il ya une chose plus intéressante, c’est Sciascia, l’écrivain italien, fréquentateur des policiers. Il a décidé de répondre de la seule façon possible: il a écrit un livre qui s’appelle Moro. Il a employé une technique ancienne, l’identification, comme Pierre Menard, de Borges: il s’est renfermé dans une maison sicilienne, il a reproduit exactement les conditions d’enfermement de Moro, il a appris le vocabulaire Tomaseo -un bon vocabulaire italien-, et il a découvert où était Moro. Il l’a cru. Il s’est trompé. Par exemple, il s’est servi de l’interponction. Dans une lettre de Moro il y avait deux points, des points d’exclamation, dans une phrase. Il dit: “J’entends les cloches…” etc., et puis il y avait deux points d’exclamation, Sciascia a dit: “des cloches, deux points d’exclamation, c’est un signe, allons voir où est-ce qu’il y a des cloches à Rome”. Saint-Pierre! On a fouillé tout l’Etat du Vatican, rien, Sciascia s’est trompé. Qu’est-ce queje veux? J’aurais pu terminer. Mais, ce que je voudrais tout simplement vous dire, c’est que quand il y a la guerre, les solutions les plus évidentes sont les plus difficiles, la route la meilleure est la pire, et la route la pire est la meilleure, donc que les conflits dans les communautés provoquent une tension du signe tel que le signe de sa droiture devient un milieu coulant où la vérité est pendue.

Tous les textes sont doubles, tous les agentes sont doubles. Vous savez comment l’Etat italien a défait les Brigades rouges. Parce qu’il a gagné, il a gagné par la technique de la trahison, de l’infiltration, des agents doubles. Il y a eu un moment où on ne savait plus combien de carabiniers étaient dans les Brigades rouges et combien de gens des Brigades rouges étaient dans la police. Je peux vous donner des exemples très précis: le premier groupe terroriste détruit en Italie, a été “Prima Linea” parce que Prima Linea avait une idéologie politique, que vous connaissez, par laquelle le révolutionaire doit être dans le peuple comme un poisson dans l’eau. On les a eus les premiers! Evidemment, parce qu’on peut infiltrer très bien, le peuple. Mais il a été très difficile d’avoir les Brigades rouges, parce que c’était une société secrète, avec des examens d’entrée très durs, qui imposaient à la personne qui voulait s’inscrire, d’accomplir tout de suite un attentat criminel. C’est à dire, aux carabiniers qui rentraient dans les Brigades rouges, on leur demandait immédiatement d’assassiner quelqu’un -ce qui est une bonne technique. Qu’est-ce qui se passe dans une communauté, dans ces jolies communautés dont nous parle Habermas -le monde de la vie, plein de règles-, quand s’introduit la guerre, quans tous les textes sont doubles et tous les agents sont doubles? Et regardez que les agents doubles, ils ne sont pas du tout de gens simples, ne sont pas de traitres. Ils sont des traitres des traitres, parce que quand le carabinier est capturé (le carabinier infiltré), on ne le tue pas, on le retourne, on en fait un espion, pour savoir ce que disent les carabiniers. La même chose pour les Brigades rouges capturées: on ne les tue pas, on les retourne. Mais le carabinier, lui, il jure contre le fait qu’on le retourne, et l’autre aussi, c’est-à-dire qu’on retourne le retournement. C’est une banalité quotidienne, et ça c’est la guerre. La guerre c’est le maximum de rationalité produit pour obtenir le minimum de vérité possible -à la limite la séparation de la vérité.

C’est un bon exemple du fonctionnement du monde de la vie, parce que c’est le lieu où, avec une logique la plus complexe, la plus rigoureusement rationnelle, on obtient la disparition du vrai. Il y a un moment où les agents doubles ne savent plus où ils en sont. Comment croyez-vous que les agents doubles s’arrêtent? Il y a deux techniques: la premiere est la mort, la deuxième ressemble beaucoup à ce que Montalbetti vient de dire, c’est l’usage d’un autre langage, c’est-à-dire l’abandon du jeu: “je pense qu’il pense que je pense qu’il pense, et j’ai le secret sur le fait que l’autre a découvert le secret sur le fait que je connais le secret sur son secret”.

On ne sort de la crise du vrai que par un usage spécifique du monde naturel, l’odeur, la terre, les visages des parents. Je cite des cas très précis: c’est le cas de Pesce, dont le frère a été assassiné, qui est un des types qu’ont donné les Brigades rouges en Italie. C’est-à-dire qu’il y a là une sorte d’efficacité symbolique d’un discours, d’un discours sans “mais”, sans “alors”, sans raisons logiques. On retrouve une fidelité -mais qu’est-ce qu’une fidelité? La morale devrait en traiter. On retrouve une fidelité devant des signes sans syntaxe, qui n’ont pas de références du type mots-et-choses, mais qui portent à l’intérieur une sorte de raisonnement figuratif. Je dis “raisonnement figuratif” dans le sens que ça travaille par autre chose: c’est l’odeur, c’est le goût, qui fait aussi que vous vous donniez. Ça suffit! C’est une bonne journée! C’est que vous ne pouvez plus résister au fait que vous êtes toujours chez-vous, à nettoyer des pistolets, à effacer d’étiquettes sur les habits, changeant chaque jour de restaurant ou dans le cinéma. Vous savez que les terroristes vont beaucoup au cinéma. C’est un raisonnement figuratif qui est un autre jeu de langage dans lequel on finit par retrouver d’autres traditions, des conversions, qui ne sont pas de l’ordre du savoir, qui ne pratiquent pas la rationalité argumentative, mais qui sont efficaces du point de vue symbolique. Je ne sais pas si René Major serait d’accord pour dire que l’analyste est parfois obligé a écouter la parole de l’autre comme ça, non pas dans l’ordre de sa syntaxe. Le monde devient métaphore, métonymie, antiphrase. Le signe renvoie au corps comme région de haut et de bas, d’ouverture et de fermeture, d’intensité, de fort au faible, pour retrouver une adhésion, une vérité, une croyance, dans le délire rationnel de la guerre. C’est la terre, le corps, c’est l’amour qui peut retrouver quelque chose de l’ordre de, je ne veux pas dire: vérité, non, je dirais: croyance -moins que ça: adhésion. Mais n’oubliez pas que le mot adhésion c’est quelque chose qui veut dire: toucher, un sens qui n’est pas l’autre sens d’esthésie.

Maintenant, laissez-moi m’en prendre à Habermas, à sa pragmatique et son herméneutique, et à l’idée d’une rationalité de procédure. Je voudrais dire justement pourquoi je trouve que Habermas a raison, pour pouvoir après dire que’il a tort. Je pense que Habermas a raison parce qu’il nous a aidés à dire une chose à laquelle même ce matin on a fait allusion. Habermas a compris que l’essence de la philosophie quant au langage c’est le pronom, pas simplement le nom propre, c’est le fait que vous ne pouvez pas dire je sans dire tu, et que vous ne pouvez pas dire je, tu sans dire il. Habermas et Apel ont bien vu qu’on ne peut pas parler du langage sans l’autre, et ils ont donné les formes qui structurent la pronominalité: l’autre comme tu, l’autre comme il. C’est pour ça que les italiens rigolent en disant qu’il y a un “super-io”, “super-tu”, “super-lui”. L’intérêt, à mon avis, est de montrer -Buber, Levinas, cette tradition l’a bien vu- qu’on ne saurait comprendre l’éthique que dans un tissage de points de vue, et le point de vue de Habermas, c’est la stratégie pronominale. Je, c’est la rationalité de la véracité; je-tu, c’est ce qu’il appelle la rationalité de procédure inter-subjective, donc de justice; et il y a il, l’objectivité qui serait la rationalité, disons, du vrai. Le vrai c’est il, le juste c’est je-tu, et le je seulement c’est la véracité. Donc, voilà, l’éthique travaille sur le je-tu. Ça vous fait l’économie de la critique de Wittgenstein sur la moralité privée, qui est de l’ordre de la véracité, et ne serait pas de l’ordre de la justice. Bien, si on accepte cette hipothèse, c’est vrai, alors Apel et Habermas ont raison. Contre une philosophie de la subjectivité, même transcendentale, la relation pronominale installe dès le début -par de sujet kantien, peut être dans le sujet husserlien aussi-, une structure pronominale de positions, positions qui sont d’articulation et de tressage des points de vue.

Un texte peut avoir une dominante pronominale, l’autobiographie par exemple. Mais rien ne prouve qu’un texte soit réductible à celle-là. Je n’ai jamais vu un texte scientiphique entièrement prononcé au il, sauf les textes de divulgation scientiphique, qui sont pris très au sérieux par les épistemologues. Alors, le grand problème aujourd’hui c’est: est-ce qu’on s’en tire bien? Je reviendrai, mais je ne suis pas persuadé. Je vous donne un exemple -les gens qui font de la linguistique vont tout-de-suite le comprendre-: le discours indirect libre. Qui parle dans le discours indirect libre: je?, il?, le personnage?, l’auteur?, le commentateur? C’est à dire, ces positions-là, pronominales, je, il, je-tu, sont très bien en morphologie, mais pas ainsi dans le discours. Regardez au niveau du discours et vous verrez très vite que l’indécidable de qui on est en train de parler est la règle discursive. C’est le défaut d’avoir pris le langage pour la langue, d’avoir cru que la langue est un composé de règles morphologiques et syntaxiques, en oubliant que le discours est justement le produit de l’intervention du sujet de l’énonciation qui transforme la morphologie en discours et qui dit bien d’autres choses que la morphologie de la langue. Et là, ils ont raison, je crois qu’ils ont raison. On ne peut pas poser la question de la morale si ce n’est pas comme une stratégie complèxe de position de points de vue dans des textes concrèts, c’est à dire du monde de la vie. Je ne vois pas d’autres définitions du texte, du monde complèxe de la vie, dans lequel effectivement les stratégies sont très, très difficiles. Prenez un texte quelconque. Regardez par exemple: le temps -vous serez très étonnés-. Vous savez que la morale a à voir avec le temps. On ne l’a pas dit beaucoup, mais je crois que le mise à jour, le retard, la précipitation, la réversibilité du temps sont des points centraux pour la définition de la moralité. Dans une éthique de la complexité, la premiere règle sera: “ne faites pas de choses qui ne soient pas réversibles”. Là où Apel et Habermas se trompent par formalisme morphologique, c’est qu’ils croient qu’on a affaire à la langue au lieu de croire au discours. Et ils se trompent ailleurs, et ça je voudrais quand même le souligner.

L’éthique est aussi une optique. La phrase n’est pas à moi, elle est dite deux fois dans les premiers chapitres de Totalité et infini et je trouve qu’elle est bien dite. Si on se met avec l’autre, il faut commencer à avoir une optique de points de vue. Parfois nous regardons l’autre, mais parfois nous nous regardons à travers lui, parfois nous sommes tournés tandis qu’il nous regarde, parfois nous etc., etc. Pour les gens qui veulent le savoir, ils relisent Agesilaus Santander de Benjamin, ils sauront tout sur comment les sujets perdent leur français dans le paradis. Bien, maintenant le point central de discussion, à mon avis, avec Habermas, c’est la distinction que nous avons réentendu aujourd’hui aussi: la distinction entre éthique et morale. Vous savez comment Habermas sauve les meubles. Il dit: il y a le monde de la vie, il y a de l’éthique. Bien sûr, ce n’est pas une rationalité générale, là on a les rationalités particulières, les morales particulières, là on s’arrange, et puis on se débat, et on prend des relations avec l’autre, etc. Après il y a la morale. La morale, c’est quoi? L’établissement de règles générales devant l’assise, tel que le langage nous permet de définir par extrapolation: que l’autre est là, et que donc on peut tirer du langage -qui, lui, est quand même publiquement vérifiable- cette idée fondamentale de la reversibilité des points de vue, enfin pas mal des positions que vous connaissez déja et que je ne répéterai pas. Tandis que dans la morale nous pouvons donner des raisons justifiées. Mais la façon dont Habermas se prend mal, c’est l’exemple qu’il donne quand il parle du vieux texte. “Qu’est-ce que nous faisons devant un texte? Nous cherchons toute de suite ses raisons, les raisons de l’auteur”. Et l’analyse est extraordinaire. Pratiquer un texte pour chercher des raisons de l’auteur! Un exemple tellement mauvais qui denonce lui-même sa méthode (j’exagère là, mais pourquoi pas!). Et donc, l’enjeu d’Habermas, c’est que là on peut justifier en général la distinction entre morale et éthique. Bon, mais je crois qu’ici la raison contre Kant (c’est peut être une raison contre Searle et d’autres) n’empêche non plus que cette distinction essentielle sur laquelle tout repose, n’a pas été prise en considération pour du bon, et c’est celle dont je parle aujourd’hui, c’est-à-dire la distinction entre stratégie et norme. Parce que, pour construire tout ça, Habermas a dû faire un pas préalable. Il a dit: il y a du stratégique et il y a des normes. Le stratégique, bon, on n’en parle pas, c’est mieux. Puis il y a les normes. Le stratégique, c’est des comportements orientés vers le but, ça ne nous intéresse pas. Les normes, c’est les normes de comportement, c’est-à-dire, c’est le fait que nous agissons non pas dans des buts determinés mais pour nous accorder pour parler. Moi, j’aimerais bien vous rappeler que tout mon exemple de Moro porte sur le fait essentiel qu’il n’est pas possible de distinguer entre stratégie et norme, et qu’il suffit de rentrer dans un système stratégique avancé pour que cette distinction devienne elle-même stratégique. Je m’inscris donc en faux complètement contre cette hipothèse. Je voulais vous donner deux exemples, mais je crois que je suis en retard dans mon intervention, et je vais les abréger rapidement. Je les ai donnés sur cette citation de Zinoviev et sur une citation de la science, du discours scientifique.

Le cas de Zinoviev est plus intéressant que le mien. Je n’ai pas le même talent. Il est plus intéressant parce qu’il montre que dans une société dans la quelle le système de libération fonctionnait, prétendument, dans l’Union Soviétique à l’époque de Brezhnev, dans laquelle le bien est sous terre et l’utopie est realisée… tout est faux. Toute l’oeuvre de Zinoviev, qui est un logicien comme vous savez, logicien de systèmes à trois valeurs, s’acharne à démontrer, qu’une fois qu’on a decidé que le paradis est sur terre, c’est qu’on n’a pas de conflits dans la communauté. Vous savez qu’il a fallu ce chef d’oeuvre de Stalin de dire que dans une société dans laquelle la lutte de classes était terminée, la lutte de classes continue. Ça a l’air bête, mais c’est une solution très intelligente: c’est comme ça qu’il sauvait le politique, mais il sauvait la vérité aussi. Parce que sinon, qu’est-ce qui se passe si vraiment il n’y a plus de lutte de classes, plus de conflits? Tout est faux. Dans l’oeuvre de Zinoviev on trouve cette idée extraordinaire, qu’il y a des choses plus terribles que Eichmann (non pas Eichmann, mais le système dont il procède) et Orwell, que les systèmes les plus terribles sont ceux dans lesquels il n’y a même plus la distinction entre quelqu’un qui est l’exploité, et quelqu’un qui est l’exploitant. C’est le système dans lequel, étant donné qu’il n’y a plus de maîtres ni d’esclaves, ce sont les esclaves qui sont devenus leurs propres maîtres, et c’est eux-mêmes qui se dissuadent et se manipulent.

On connaît les procès de Moscou dans lesquels on s’accuse et on se tue. Zinoviev a des pages extraordinaires sur l’inversion du temps dans une société où il n’y a plus de temps. Le temps est défini par les structures de la relation capitaliste, la lutte de classes définit le temps. Qu’est-ce qui se passe dans une société où le temps n’existe plus (je ne parle pas du temps de la montre, évidemment), où le temps a disparu? Qu’est-ce qui se passe quand le futur est derrière vous, et devant vous vous n’avez qu’un présent qui malheureusement est aussi le passé des autres? Alors, comme le dit Zinoviev, la calomnie et l’espionnage sont les seuls feed-backs de la société, étant donné qu’il n’y a pas de gouvernants ni de gouvernés véritables. Ou encore, qu’est-ce qui se passe quand, par exemple, la provocation vient par le bas? On est déja préalablement provoqué, et on suscite la provocation qui viendra. C’est très compliqué, dans une société comme celle-là, l’établissement de principes de moralité. Pourquoi? L’amoralisme radical d’une societé à libération obtenue, ça c’est une forme de vie intéressante. Où il n’y a pas de guerre, où la guerre a réussi et le monde est liberé. Je le sais, j’ai practiqué moi même la phrase: “non, c’est parce que dans l’Union Soviétique le socialisme n’a pas été vraiment réalisé”. La réponse de Zinoviev est très intéressante, et tactique. Il dit: faisons l’hipothèse que oui, et regardons jusqu’au bout. C’est pour ça qu’il peut dire que le monde commence par une farce et se termine en tragédie.

Dans ce lieu transitionnel du discours libre indirect, nous retrouvons des caractères très bizarres qui sont souvent les discours scientifiques. Le discours scientifique est comme ça. Dans l’épistemologie on nous raconte que le discours scientifique est un lieu dans lequel on construit un phénomène de vérité, par lequel s’il y a une preuve, une seule preuve, un seul corbeau blanc, qu’on amène le jour où vous avez dit que tous les corbeaux sont noirs, vous faites la preuve d’honneur moral, enlevez votre chapeau et dites: c’est beau. Vous savez très bien que ce n’est pas come ça, parce qu’il n’y a pas d’accord sur l’expériment décisif dans la science. Il n’y a pas d’accord préalable sur le fait que le corbeau blanc, ce soit bien celui-là. A peine vous arrivez avec le corbeau blanc, on vous répond: “il n’est pas blanc”, “ce n’est pas un corbeau”, “la preuve n’est pas suffissante”, “les instruments aujourd’hui ne fonctionnent pas”, “je crois que ce corbeau vient d’une autre épistemologie”, c’est-à-dire, que ce qui est à décider c’est la décision qu’il y a un expériment crucial. On ne s’en tirera pas par là, on ne s’en tirera pas par l’idée d’une rationalité de ce genre.

Qu’est-ce que je suggère comme solution? Je suggère ce que Heidegger a dit sur la vérité, la vérité de l’événement, mais pour trouver cet événement-vérité, il faut moins de sagesse et plus de sagacité. Je ne crois pas à l’étymologie, sauf comme science perspective. L’étymologie c’est la façon dont le mot devrait être dans le discours que nous ferons. Mais, j’accepte l’idée que dans le mot sagacité il y a le mot flair. Alors, quel serait, à mon avis, la façon de travailler dans une communauté, pour comprendre comment fonctionne le peu de moralité qui peut fonctionner? Je suggère de métropoliser la maison de l’être. La maison de l’être: c’est le langage qui habite là, mais c’est peut-être une maisonette de campagne. Vous le savez, d’ailleurs. Et alors Habermas un jour a dit: non, il faut urbaniser la maison de l’être, et urbaniser la province heideggerienne: c’est le titre d’un texte de Habermas. Je crois qu’il a raison et il a tort. Il a raison parce que par le langage on peut transformer la province, même la maisonette de l’être dans une relation avec l’autre. Mais, en même temps, le rêve d’Habermas c’est qu’il y aurait des autoroutes bien claires, qui amènent de la maison de campagne au centre ville. Et ce n’est pas un hasard, c’est la urbs, la cité anthique bien divisée, bien articulée, c’est le centre de Lima, pas la périphérie, pas les bidonvilles de l’être. Alors, je propose de dire que Habermas a raison d’essayer de relier la maisonette avec la ville, mais que la ville est une métropole, et qu’une métropole est pleine de ghettos, et un lieu de polyglottes. Vous savez, le ghetto c’est un endroit dans lequel on revient (le barrio), on est avec les copains, on est avec la famille, et après on repart; pas de démagogie, un lieu de ghetto et de traduction. Ce n’est pas ce que s’imaginait Habermas: une belle urbs, cette polis, cette acropole. Il ne faut pas acropoliser la maison de l’être, il faut la métropoliser.

Comment le faire? Je crois qu’il faut réintroduire deux concepts qui sont essentiels pour le langage et pour l’action. Parce que le langage est action, et même narration, donc intersection d’actions. C’est ce qu’avait compris Hannah Arendt, quand elle parlait de la promesse par exemple, et quand elle parlait du pardon. Comment est-ce qu’on active les actions et on désactive les actions? Comment est-ce qu’on commence une lutte armée, comment est-ce qu’on arrête une lutte armée, comment est-ce qu’on s’engage? C’est à dire, on s’attribue la modalité du devoir, sans attribuer nécessairement aux autres la modalité du pouvoir. La définition le permet. Et comment ça se fait qu’on pardonne, c’est à dire qu’on arrête les conséquences de l’action? J’éviterai de répondre par coup d’Hannah Arendt parce que la figure de Jésus qui apparaît à propos du pardon me dérange. Mais c’est une idiosyncrasie personnelle. Je reprendrai donc la formule de Strawson dans son grand article qui me plaît beaucoup sur Freedom and resentment, la liberté et le ressentiment, et je prendrai deux choses seulement: l’idée de comment s’excuser et pardonner, des excuses et du pardon. Je fais ça pour une raison politique très claire. La victoire de l’Etat italien sur les Brigades rouges, s’est faite d’un côté par la trahison et d’autre par le pardon généralisé, pas l’amnistie. Il y a eu tout un débat dans le gauche italienne quand ils ont décidé d’abandonner les armes. Ils ne voulaient pas d’amnistie, ils ne voulaient pas d’oubli, ils voulaient du pardon. Et vous comprenez très bien la raison: le pardon c’est la reconnaissance de l’action, l’amnistie c’est l’oubli. Etant donné que l’Etat parfois ne voulait pas en faire, ils ont donné les armes à l’archevêque de Milan – ce qui montre aussi à qui croyaient les Brigades rouges!

Alors, il y a une idée intéressante chez Strawson, l’idée de distinction entre morale et non-morale, toujours par la stratégie que j’appelle, moi, le débrayage; c’est du langage privé, des systemes de pronominalité. Supposons par exemple que quelqu’un ait volé le beau chien bleu de Mario, celui que voulait voler Mario, un qui a précédé Mario lui a volé le chien. Supposons qu’il fasse ça. Bon, vous avez une possibilité, vous dites: “c’est sa faute, c’est lui qui l’a fait”. Il ya une autre possibilité: “ah, non, je suis une victime de la société”. Vous savez que la mafia, à Sicile, où j’habite, fait tuer des gens, par exemple, en les écrassant avec des camions. Le conducteur du camion, invité à préciser sa responsabilité, répond: “je suis très fatigué, je conduis 24 heures sur 24 heures, je suis une victime de la société” -ce qui est vrai. Il a aussi été payé par la mafia. Mais c’est une victime de la société. Imaginez par exemple votre grand-mère. Jamais votre grand-mère va dire que vous êtes responsables de quelque chose. Votre grand-mère va dire toujours: “il ne peut pas faire mieux”. Avec un type comme ça, dit très bien Strawson, vous ne pouvez pas avoir des attitudes morales, parce qu’il ne peut rien, c’est un instrument, tandis que vous a vez une attitude morale quand vous vous mettez dans la relation je-tu. Mais vous pouvez très bien juger dans la perspective différente, l’autre comme irresponsable, si vous dites qu’il est un agent du social qui n’exprime que les masses, qui n’est que la portée d’un événement qui lui est extérieur. C’est ce que je croyais par exemple de la psychanalyse avant que Major ne parle. Je croyais qu’on n’était pas responsable de ses rêves, et Major affirme dans un discours héroïque que nous sommes entièrement responsables de nos rêves, et de tout. Donc en réalité, il a transformé, il a remis dans le probleme moral, nos lapsus et nos rêves. Il en a, lui, la responsabilité et non pas la psychanalyse.

Vous voyez très bien donc, que la stratégie de division de position d’énonciations permet trivialement d’établir qu’il y a des questions de la valeur et qu’il y a des questions qui ne peuvent pas être jugées sur le mode de la valeur. C’est une des stratégies de l’Etat, qui dira: “un tel n’est pas responsable”, ce qu’on appelle la force majeure. Ce qui veut dire que les mondes possibles dont on parle si souvent en logique, sont aussi des mondes de la vie avec des règles différentes, mais produits par des stratégies d’énonciation différentes, c’est-à-dire que le levier de changement de vitesse du langage, peut très bien se mettre (en italien on dit folle) en fou, quand on n’est pas en prise, c’est à dire que les différentes communautés du discours sont créées par des manoeuvres spécifiques des systèmes de points de vue, des systèmes de pronominalité. Ces systèmes, il faut les explorer à fond. Je crois que c’est là qu’on trouvera de choses très bizarres, par exemple des stratégies d’objectivation fantastique et des stratégies de subjectivation fantastique.

Je passe à mon exemple des Brigades rouges. L’Etat italien a dit: “vous n’êtes pas responsables, je vous pardonne tous, vous êtes des victimes de la société, au revoir”. Il y a eu des gens qui ont protesté. Par hasard, c’est les communistes italiens qui ont le sens de l’Etat, et qui disaient: “mais ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas les traiter comme ça”; et les catholiques, qui sont la majorité du gouvernement italien, ont dit: “mais non, c’est des types fondamentalement bons”. Donc on les fait sortir. Je vous donnerai un seul cas, c’est le cas de Marco Donat-Catin, fils d’un ministre qui actuellement est au pouvoir et qui lutte contre l’avortement, un catholique ferme. Marco Donat-Catin a tué des journalistes, a participé à l’assassinat des syndicalistes communistes, et il est sorti. Mais, j’aimerais bien quand même souligner qu’il était sur une route dans le brouillard, chez une autoroute, il y a quelques mois, et étant donné qu’il y avait eu des accidents, il a fait une torche et s’est mis au milieu du brouillard pour qu’il n’y ait pas d’autres personnes qui viennent s’écraser dans la voiture. Il est mort, tué par un camion. C’était pas un lâche. L’Etat italien ne le considérait pas. On a écrit beaucoup sur l’épidémie de suicides qu’il y a eu dans la gauche après le pardon généralisé.

Il est drôle l’Etat, n’est-ce pas? Plus il est faible, plus il est fort. Chaque fois qu’on me parle de l’Etat italien, je pense à la définition de Machiavel: le politicien doit être volpe e leone, renard et lion. Quand l’Etat italien se prend pour le lion, fait des fautes. Vous savez, on dit que e’est Della Chiesa le général des carabiniers qui a battu les Brigades rouges. Alors, l’Etat italien s’est pris pour le lion, ils ont décidé d’envoyer à Palermo, le général Della Chiesa avec pleins pouvoirs pour écráser la mafia avec l’idée juste: s’il a battu les Brigades rouges, il peut battre la mafia, surtout parce que les Brigades rouges et la mafia s’étaient rencontrées dans les prisons, et on sait très bien qu’il y a eu des passages importantes d’hommes, de stratégies, d’armes et de matériel, entre la mafia et les Brigades rouges. Je ne vous raconte rien de nouveau, n’est-ce pas? Et bien, Della Chiesa a été tué deux mois après, par la mafia. L’Etat italien, il est fort quand il est faible, mais il est fort parce qu’il lutte contre la société, par la ruse. L’Etat français par exemple, quand il a eu affaire avec l’Action Directe, s’est porté véritablement en Etat, non seulement dans un traitement inhumain comme je n’ai jamais vu, je crois, en Europe, mais aussi parce que le jour où les socialistes ont pris le pouvoir, le nouveau ministre socialiste (il n’était pas socialiste, d’ailleurs) a obtenu, pour les gens d’Action Directe, le droit de pouvoir sortir de leurs cellules. Il y a eu une telle protestation dans la droite, que la gauche, qui fait au pouvoir toujours la politique de la droite, a immédiatemment remis les gens d’Action Directe en prison, après une heure. Ils ont eu une heure de souffle. L’Etat fort n’est pas toujours le plus fort, parce que la relation de l’Etat au social est une relation de trascendance, c’est-à-dire de conflict et de contrat continu.

L’Etat n’exprime pas la société, c’est une machine de guerre monté contre et pour la société, qui fait avec la société de guerre et de paix, et contre lequel nous avons à faire de guerre et de paix. La guerre, vous savez, la guerre n’est pas la violence. Il y a eu des guerres qui sont la façon de se défendre contre la paix, parce qu’il y a des paix qui sont des impositions. Il y a des guerres qui sont faites pour mantenir la liberté contre la paix; donc, les guerres ne sont pas mauvaises. Mais la relation entre l’Etat et le social est une relation qui devient dramatique quand l’Etat, ou la socialité prétend qu’il y a transparence entre le pouvoir et la société. Alors il y a Zinoviev, alors tout devient faux, alors la société devient un immense système où “les fleurs, les fausses fleurs s’éffanent et les dents, les fausses dents, pourrissent”. Si on accepte cette hipothèse là, alors qu’est-ce qu’on va faire? Vous savez, l’Etat italien a gagné cette guerre contre les Brigades rouges, mais il n’est pas content. Pour quoi? Parce que la dissuasion fantastique qui a été créée est ce qu’on pourrait appeler par exemple, comme autrefois, le dessèchement de rêves. On peut dans une société imposer la paix. Ce qui est plus dur, c’est assécher ses rêves. Je ne dis pas que les rêves des Brigades rouges, que moi, je considère un cauchemars, soient un bon rêve. Je dis qu’il y a le risque que l’Etat assèche tous les rêves: c’est le cas de Brezhnev, pour parler des questions sérieuses. Alors, s’il a asseché tous les rêves, l’un des problèmes se pose; maintenant l’Etat moderne européan est très préocupé par la diaphanité des sujets. Autre fois, on avait de bons sujets, ils étaient divisés, mais costauds. Bismarck, c’est là un bon sujet, mais même De Gaulle était un sujet rond, d’avant la division platonicienne: il marchait avec quatre pattes; vous savez qu’ils avançaient comme ça, les sujets de Platon. Maintenant les sujets, vous savez, c’est pas grande chose; les citoyens n’ont pas beaucoup de devoirs vers la société. L’Etat n’est pas content, il aimerait plus d’engagement, plus d’enthousiasme; il y a des enormes activités pour demander au citoyen: d’être plus citoyen, d’avoir plus de sens de la citoyenneté, plus de responsabilités, d’élire, de participer aux élections. On dissuade à toute une société par le pardon, par la trahison, par les agents doubles, on assèche tous les rêves, et l’on veut qu’on participe, qu’on vote, qu’on soit présent, etc.

Alors, je termine, quoi faire? Avant tout, décrire le jeu de langage, dans la guerre, dans l’amour, dans une société. Retrouver la dimension passionnelle. Pas la retrouver dans le sens “maintenant on retrouve”; la retrouver dans le sens de voir s’il y en a, par exemple s’il y en a encore. Penser qu’on ne peut pas décrire la morale sans prendre au sérieux la question du passionnel, et que savoir faire cette économie-là, est l’un des effets de la rationalisation de la morale et l’effet de la dissuasion de la morale. Deuxième chose. Vous me permettez une position esthétique: c’est de regarder ce qu’il y a dans le social d’ordre semi-symbolique, c’est à dire ces adhésions formidables dont j’ai parlé au début. Non pas regarder dans l’ordre de la grammaire et de règles, comme disait Mario très bien avant, sinon de lever tous ces connectifs logiques, et laisser travailler le langage d’une autre façon. Est-ce que c’est la solution définitive? Non, je le disais à Mario avant. Rilke raconte dans la huitième élégie de Duino, que les animaux, eux, ont illimité le langage. L’animal ne regarde pas quelque chose, l’animal regarde tout, il a toujours le coucher de soleil derrière lui. C’est pour ça qu’il regarde librement devant lui, mais c’est parce que -dit Rilke- il n’a pas la mort devant. Nous avons la mort devant; du jour que nous l’avons regardée, nous savons très bien qu’il est très difficile de jouer le jeu de l’illimitation du langage. Ça va, ça c’est pas un problème. Il y a des passions dans lesquelles on peut jouer cette illimitation du langage. Je pense -c’est Rilke qui le dit- à l’amour. Je ne sais pas pourquoi on ne parlerait pas d’amour dans un colloque sur la morale. Alors Rilke dit que l’amour nous donne ce regard d’animal, à tous les deux, plus si c’est possible, mais qu’en même temps, la personne qui vous donne cette possibilité de regard d’animal, c’est à dire qui ne regarde pas dans le temps, qui regarde dans l’espace, dans l’illimité de l’espace, c’est elle-même qui vous fait bloque, parce qu’elle est devant vous. Elle est en même temps la limite qui vous renvoie, et l’illimitation. C’est difficile, mais il a raison, Mario, il faut commencer à decrire ça.

Si on décrit ça, il faudrait même accepter une idée ironique. Par exemple, au lieu de retarder les phénomenes terroristes, les accélérer. Je ne dis pas: en mettant de bombes; je dis tout simplement: imaginer conceptuellement un monde réalisé. J’invite à une utopie de comment sera le Pérou, à écrire un livre sur l’utopie, une série d’articles pour les journaux: comment sera le Pérou liberé par Sendero Luminoso, avec des descriptions locales précises de la vie des gens, comment est-ce qu’on va manger, comment est-ce qu’on ira au marché, decrire le monde de la vie, tel qu’il sera une fois que ce monde sera réalisé. C’est une possibilité d’analyse philosophique, et ça, la philosophie l’a toujours su: l’accélération ironique des choses, et je crois que c’est sa façon spéculative. Enfin, je m’en excuse, peut-être faire -toujours ironiquement- non simplement dans le futur, mais dans le passé, quelques visites dans la prolifération des ailleux.

Hier on nous avait parlé de la philosophie des descendants. Alors, je voudrais faire proliférer les ailleux de la Révolution française, avec une contribution personelle, italienne. Deux: l’une c’est le citoyen Palois. Le citoyen Palois est celui qui a détruit la Bastille. Les gens qui ont pris la Bastille ne l’ont pas détruite. Le citoyen Palois, d’une famille de constructeurs importants de Paris, est rentré dans la Bastille avec ses ouvriers, il a démoli la Bastille et vendu toutes les pierres comme souvenir aux gens qui de la province venaient pour voir le lieu -à l’époque même pas mensuel, je ne dis pas centenaire- de la Révolution française. Il avait tout compris, il avait compris le capitalisme moderne, il avait compris le tourisme dans les grandes villes. Faisons proliférer cet homme. Le deuxième est plus gênant. C’est Rouget de Lisle, l’auteur de la Marsellaise. Vous savez que Rouget de Lisle est l’homme d’une seule oeuvre. Mais il a écrit beaucoup de chansons, il a fait de music hall dans le Baudeville à Paris, il a écrit beaucoup, sans aucun succès. Il a eu un seul succès: la Marsellaise -ça suffit! Pas pour lui! Vous savez, Rouget de Lisle a été l’amant du temps de Joséphine Bonaparte. Oui, tous les français étaient les amants de Joséphine Bonaparte -à quelque exception près, comme Napoleón, par exemple. Mais après, quand les Bourbons sont revenus, il a écrit un hymne d’éloge au retour des Bourbons. Bonaparte l’avait maltraité. J’ai trouvé dans les archives de Radio France, les manuscrits d’une des dernières chansons qu’il a écrites, désesperé -il n’avait pas de succès, les Bourbons n’en voulaient pas, il avait écrit la Marsellaise, ça se comprend! Il a écrit une chanson que je ne vous chanterai pas parce que je chante mal, mais dont le titre, et le refrain, est suffisant. C’est: “maman, finis avec la politique!” Merci.


Nota del Editor

  • El texto que presentamos a continuación es una transcripción fidedigna de la ponencia del Prof. Paolo Fabbri en el Coloquio. Hemos deseado conservar esta forma expositiva, a fin de reproducir simultáneamente la riqueza de su contenido y la vivacidad de su presentación. torna al rimando a questa nota
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