Analyse Structurale de Pinocchio

Premier Séminaire international sur les méthodes d’analyse du récit

Université d’Urbino

Urbino
20 – 26 juillet 1967

Sous le patronage de Carlo Bo, Recteur de l’Université d’Urbino, et de Roland Barthes, Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Etudes, VIe section, s’est réuni à Urbino un premier séminaire d’été, consacré à l’étude du récit. Au terme du séminaire, le communiqué suivant a été publié :

« Un premier Séminaire international sur les méthodes d’analyse du récit s’est tenu entre le 20 et le 26 juillet 1967, à l’Université d’Urbino, en Italie. Le désir des organisateurs était de réunir des chercheurs qui, par la force de la division traditionnelle des matières, ont peu de contacts entre eux mais dont l’objet est le même : le récit. Les folkloristes et les sociologues, les littéraires et les linguistes se penchent souvent sur le récit dans leurs recherches, mais ils ignorent les résultats obtenus dans les domaines voisins. D’autre part, dans chacune de ces disciplines, le récit a un rôle subordonné, il n’est qu’une des parties, un des aspects d’un objet plus général ; la plupart du temps, on ne l’étudié pas pour lui-même mais comme un moyen auxiliaire pour accéder à une connaissance autre. Le Séminaire se proposait, au contraire, de faire du récit le centre de ses préoccupations ; cette attitude était d’ailleurs d’autant plus justifiée que les participants venaient d’horizons différents. En même temps, aussi différente que fut l’origine professionnelle de chacun des participants, un même souci de rigueur scientifique les réunissait tous.
« Les conférences suivantes ont été entendues :

20 juillet : Alan Dundes, Structural analysis of folklore.
21 juillet : Paolo Fabbri, Analyse Structurale de Pinocchio.
Claude Bremond, J. Bédier, précurseur de l’analyse structurale des récits.
22 juillet : Tzvetan Todorov, Structures narratives simples.
Umberto Eco, Analyse d’une histoire drôle.
24 juillet : Jacques Plessen, Le poème-récit chez Rimbaud.
Aldo Rossi, Structures poétiques chez d’Annunzio.
25 juillet : Tzvetan Todorov, Structures narratives complexes.
Alan Dundes, The structure of African tales.
26 juillet : Claude Bremond, Esquisse d’une typologie des rôles.

« Les participants du séminaire ont tous été d’accord sur l’utilité de cette rencontre. Aussi bien son caractère interdisciplinaire que son caractère international font que l’échange d’opinions et d’informations se révèle ici particulièrement nécessaire et fructueux. Sans chercher à arriver à un accord d’opinions, un but raisonnable de ce type de rencontre peut être, d’une part, la meilleure connaissance des théories existantes, de l’autre, l’élaboration d’une terminologie plus ou moins commune.
« Les participants du Séminaire ont décidé de poursuivre leurs efforts de collaboration, en essayant de rendre périodiques ces rencontres d’Urbino. Ils se proposent de se rencontrer à nouveau pendant le mois de juillet 1968, pour se tenir au courant de leurs recherches et pour échanger leurs vues, le cadre offert par l’Université d’Urbino s’étant révélé comme particulièrement apte à ce type de rencontres. Ils considèrent que la participation active de spécialistes venus de différents pays et de différents horizons est la condition la plus importante du succès du séminaire, et ils dirigeront leurs efforts dans cette direction.
« Les personnes désirant obtenir une information supplémentaire sur l’activité du séminaire peuvent s’adresser à son secrétaire permanent, le professeur Pino Paioni, Faculté des lettres de l’Université d’Urbino, Urbino, Italie. »

Claude Bremond, École Pratique des Hautes Études, France. Alberto Cirese, Université de Cagliari, Italie. Alan Dundes, Université de Californie, Berkeley, États-Unis. Umberto Eco, Université de Florence, Italie. Paolo Fabbri, Université de Florence, Italie. P.-Paolo Giglioli, Université de Florence, Italie. Pino Paioni, Université d’Urbino, Italie. Jacques Plessen, Université d’Utrecht, Hollande. Aldo Rossi, Université de Florence, Italie. Tzvetan Todorov, École Pratique des Hautes Études, France.

Les communications présentées au séminaire peuvent être situées dans deux perspectives. La première est celle de la répertorisation des domaines encore inconnus : c’est une recherche en étendue. Dans ce cas, on accomplit un travail de pionnier : il s’agit avant tout de démontrer la possibilité d’analyser une matière considérée jusqu’alors comme quasi inconnaissable. Les méthodes utilisées ici divergent : Aldo Rossi a appliqué la théorie des ensembles à l’analyse d’un poème de D’Annunzio ; Umberto Eco, dans une communication très remarquée, l’a fait, mais dans un tout autre sens, en analysant une histoire drôle. Jacques Plessen a décrit les structures narratives chez Rimbaud avec une méthode qui se situe à mi-chemin entre la critique thématique et l’analyse structurale. Paolo Fabbri a présenté l’esquisse d’une analyse structurale de Pinocchio, en s’inspirant des modèles de Lévi-Strauss et Greimas.
L’autre perspective était celle d’une étude « en profondeur » ; ici la matière reste toujours la même, et c’est celle qu’on a su le mieux étudier jusqu’à présent : le conte populaire. Il ne s’agit plus de montrer la possibilité de connaître cet objet, mais de perfectionner un modèle déjà existant. Toutes les communications ici ont été en fait des tentatives d’application et d’amélioration du modèle de structure narrative proposé par Propp. Ce modèle a été discuté à propos du folklore africain et américain par Alan Dundes, à propos du Décaméron, par Tzvetan Todorov, et dans deux exposés théoriques, par Claude Bremond.
Il n’y a pas de sens à parler des « résultats » scientifiques du séminaire : l’échange d’informations et d’opinions mis à part, chacun des participants a gardé ses vues, et l’analyse du récit n’a pas résolu « définitivement » ses problèmes. Toutefois, grâce aux discussions survenues, il est possible dès maintenant de préciser plusieurs choix, d’esquisser plusieurs perspectives, de faire plusieurs distinctions.
D’abord, l’accord s’est fait sur la nécessité de distinguer deux attitudes fondamentales vis-à-vis du récit. Il n’y a pas de noms tout faits pour les désigner, mais on pourrait parler d’une attitude théorique et d’une attitude descriptive. La première est celle qu’adopte le scientifique : pour lui, tout objet particulier (en l’occurrence, tout récit) n’est que la manifestation d’une structure abstraite qui constitue son véritable objet. L’analyse de tout récit particulier se transforme en une étude de théorie du récit. L’autre perspective consiste à prendre comme objet de la connaissance un texte concret ; à ce moment, l’application de plusieurs méthodes devient possible car il ne s’agit plus de discuter des capacités d’une méthode mais de mieux comprendre un objet particulier. Ces deux attitudes sont évidemment complémentaires : la description ne peut pas se passer d’un outillage théorique, la théorie a besoin d’analyses concrètes pour tester ses notions.
Une autre relation d’ordre très général est celle entre texte et contexte. Plusieurs types de relation ont déjà été affirmés par les diverses théories du passé. On nous a parlé du texte comme un simple moyen de connaître le contexte, en considérant le premier comme un témoignage sur le second (la critique sociologique). On nous a parlé aussi de l’impossibilité de connaître le texte sans connaître le contexte (la critique historique) : pour comprendre une pièce de Racine, il faut, paraît-il, préalablement connaître les réactions du public à la première, les allusions personnelles qui peuvent s’y trouver, les circonstances de la vie de l’auteur pendant la création de la pièce, etc. Une attitude différente s’est imposée aux participants du colloque d’Urbino : le contexte peut faire partie de la structure du texte. Le seul moyen sérieux d’étudier le contexte est de passer par le texte (et non par la série de circonstances anecdotiques que nous rapporte l’histoire) ; mais la relation des deux n’est pas celle de l’original avec sa copie. Il serait plus juste de dire que le contexte fait partie du texte, et que certains traits structuraux du texte sont des éléments authentiques du contexte. La relation des deux est plutôt de contiguïté que de ressemblance. Remarquons qu’un développement semblable s’esquisse actuellement à l’intérieur de la grammaire transformationnelle (Fillmore, Bendix), qui semble mener, pour la première fois dans l’histoire de la linguistique, à une théorie raisonnable du contexte.
Enfin, l’accord s’est fait autour d’une distinction qui caractérise davantage le récit lui-même. C’est celle de son analyse syntagmatique et paradigmatique. Celles-ci s’opposent l’une à l’autre comme une continuité à une constellation, comme le dynamique au statique. L’utilité des deux est incontestable ; toutefois une priorité doit être donnée à l’analyse syntagmatique : d’abord parce qu’elle se relie plus directement au texte lui-même, ensuite, parce qu’elle représente le seul moyen rigoureux dont on dispose pour isoler des paradigmes. Refuser cette priorité signifie soit s’enfermer dans un apriorisme rigide (la plupart du temps fondé sur les catégories de la langue), soit se laisser guider par l’intuition sans essayer d’en découvrir les raisons. De ce fait, on peut considérer comme plus urgent le développement des méthodes d’analyse syntagmatique, le succès de l’analyse paradigmatique dépendant du niveau de perfection de celles-ci.
L’esprit de rigueur scientifique qui s’est fait jour lors de cette première rencontre est une caution pour le succès des suivantes ; et Urbino semble être destiné à devenir un véritable centre des études sur le récit.

Todorov Tzvetan, L’analyse du récit à Urbino 1968.
In: Communications, 11, 1968. Recherches sémiologiques le vraisemblable, pp. 165-167.

Print Friendly, PDF & Email

Lascia un commento