La scène politique en Italie


Intervista con Henri-Pierre Jeudy, Anthropolis, Paris, n. 1, 2002.


Henri-Pierre Jeudy: Que penses-tu de la situation présente en Italie? L’élection de Berlusconi à la tête de l’Etat n’est-elle pas le meilleur moyen de faire oublier les “affaires douteuses” qui ont obscurci le paysage politique? Et surtout, quelle est la position des intellectuels?

Paolo Fabbri: Les intellectuels italiens ont beaucoup plus que les intellectuels français fait un travail militant, ils ont écrit dans la presse, travaillé dans le cinéma, médium de masse, participé à des activités politiques dans les médiums de masse ils sont entrés dans les maisons d’édition, ils ont fait un travail militant: le résultat est catastrophique.
J’ai un autre exemple plus spectaculaire: l’analyse des médias qui, en France, se faisait par la voix de Bourdieu, qui se fait encore par celle de Derrida a été faite en Italie de façon très systématique. Seulement, l’idée commune est que les médias donnent des réponses fausses à des exigences vraies, alors que dans les médias, il y a des valeurs, il y a des choses qui passent dans l’opinion publique – ce n’est pas n’importe quoi – il y a quand même une réponse populaire des croissances intellectuelles, des libérations comme on disait à l’époque dans les médias. Aujourd’hui la situation des médias en Italie est la prise de pouvoir par Berlusconi.
On a donc la sensation d’une faillite véritable, mais il y a aussi un désinvestissement de la part des intellectuels à l’égard des médias. D’un côté, l’analyse des médias n’a pas aidé à parer le discours de Berlusconi et de l’autre, l’intervention des intellectuels sur les médias a fini par se transformer en “marchandise d’opinion qu’on achète”. Au fur et à mesure, les intellectuels sont devenus des réguliers de la grande presse, ils sont entrés dans l’engrenage des médias qui critiquent, leurs discours sont devenus un des éléments des médias. Le résultat, en Italie, tient au fait que l’opinion dans certains médias, les grands médias, ne sert pas à grand-chose. Du coup, il s’est produit un certain désinvestissement que je trouve compréhensible.

H.-P. J.: les intellectuels ont-ils servi de faire-valoir au pouvoir politique?

P. F.: Il y a eu une sorte d’ironie objective, de retour du sort. Les mouvements de gauche traditionnels en Italie ne sont pas du tout socialistes. L’ UDS conserve ses alliés catholiques (il ne faut pas oublier, que la gauche italienne est un “centre-gauche”, qui comprend les catholiques populaires et d’autres alliés pour faire une majorité). La gauche actuellement nourrit un espoir à mon avis absurde, elle a cette stratégie: Berlusconi va se casser la gueule, on pourra même le faire sombrer et le “pousser à se casser la gueule” si on commence à radicaliser la bataille contre lui, on donne une preuve de sectarisme, parce que cette radicalisation peut casser la “majorité chrétienne” ou “catho-communiste” En conséquence, on ne poussera pas l’analyse jusqu’au bout, ce ne sera pas nécessaire puisque Berlusconi va tomber par la mise en œuvre de ses propres moyens. Rome va chuter à cause de ses propres vices! Une fois que Berlusconi sera tombé, il existe une alternative de la force du gouvernement déjà en place, configurée par l’alliance entre la gauche catholique et l’UDS qui se présente comme tel pour gouverner le pays. Tous les autres sont des sectaires, y compris les gens qui veulent dire: si vous avez perdu 2 fois les élections et si jamais Berlusconi se présente au pouvoir… Donc, il y a quelque chose de changé dans la gauche non pas seulement dans sa stratégie politique mais aussi dans sa stratégie intellectuelle.
Nous, les intellectuels, sommes concernés à nouveau, mais la gauche politique ne veut pas de nous. Officiellement, bien sûr, elle demande aux intellectuels de prendre une position mais chaque fois qu’ils arrivent avec des arguments de base, elle pense qu’ils sont sectaires, dans ce sens où ils empêcheraient la montée au pouvoir éventuelle de la gauche – d’une gauche qui se présente comme telle.
Pourquoi se présente-t-elle comme telle? Elle ne peut pas se renouveler, parce qu’elle a un projet politique qui remonte à il y avait un grand parti interclasssiste, comme disaient les catholiques, qui occupait la place, de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite, tous catholiques de la démocratie chrétienne. Maintenant, ils sont coupés en deux; le projet actuel doit tenir compte de la force catholique et des forces qui ne sont pas toujours réformatrices d’un côté, et de l’autre du fait que la gauche continue à être gérée dans l’UDS par une classe politique qui est toujours la même et qui se reproduit nonobstant les défaites. Xxxx qui a perdu les élections et qui à mon avis a géré très mal le pouvoir dans le quinquennat de la gauche s’est retrouvé maintenant, alors qu’on voulait le clouer au pilori, il a réussi à élire son candidat et à se faire réélire président du parti. Cette reproduction de la classe politique UDS qui a évidemment chaque fois que je dis cela, il y a des gens qui me disent: tu fais le procès de la gauche, tel Vatimo qui lui-même s’est fait élire comme député européen pour l’UDS. Donc les intellectuels sont engagés mais leur stratégie est perdante

H.-P. J.: Ils ne se sentent pas piégés?

P. F.: Vatimo a fait une déclaration retentissante en disant qu’il se sentait beaucoup plus proche d’un curé que d’un scientifique. Le fait qu’il y ait une matrice catholique derrière tous ces gens, peut jouer un rôle important, mais peut aussi leur faire intérioriser l’idée qu’ils travaillent dans un parti qui n’est pas un parti laïc. De plus, en Italie, les intellectuels sont très liés généralement à l’université. Et l’université italienne est un système dans lequel le pouvoir catholique demeure considérable. Le corps intellectuel, dont les critères ne sont pas ceux du centre démocratique est encore très mandarinal. Les intellectuels ont beau être de droite ou de gauche, en ce moment, l’université obéit à un fonctionnement général objectivement séparé du reste du pays. L’université pendant la droite et pendant la gauche n’a pas été secouée d’une façon considérable. Ma conclusion est tout à fait banale: la société italienne présente des problématiques vraies auxquelles la gauche n’a pas su donner de réponses efficaces et à laquelle la droite donne des réponses fausses.
Chaque fois qu’une loi est décidée par Berlusconi, suite à des conflits d’intérêt personnel, par exemple sur la propriété de la télévision qui provoque le risque de monopolisation de tous les médias, celle-ci répond à son propre intérêt. C’est le problème du privé qui en Italie, se pose d’une façon prioritaire, mais je ne voudrais pas que l’affaire Berlusconi cache le fait que le gouvernement Berlusconi n’est pas Berlusconi lui-même, qu’il y a des équipes derrière, que ces équipes etaient montées au pouvoir de façon surprenante, il y a quelques années. Quand s’est produite la rupture de ce gouvernement de droite, le gouvernement de gauche, ce bloc réformateur s’est présenté et contre lui, ils ont gagné. Il y a donc une confiance du public, représentant l’ensemble d’une force que Berlusconi a su et pu réunir, indépendante de son personnage qu’il faut situer dans sa responsabilité économique et privée.
J’aimerais bien dire qu’il y a des vrais problèmes, pas seulement italiens mais généraux qu’on retrouve toujours. Si Berlusconi tombe sur la réforme des retraites, nous savons très bien qu’en Europe tous les gouvernements de gauche attendent que les gouvernements de droite résolvent les problèmes des retraites. Que l’on ne vienne pas me dire que cela c’est le fascisme. Le fascisme, c’est Berlusconi.
Il y a une attaque très forte contre Mani Pulite, une attaque très forte de Berlusconi. Il est évident que c’est pour ses propres procès contre des gens qui ont les mains sales et contre cela nous devons tous soutenir la justice et nous battre

H.-P. J.: C’est le même cercle vicieux que le rapport des intellos aves les médias: à force de montrer des tactiques ou un acharnement à poursuivre des gens amis, cette démarche n’a-t-elle pas produit des effets presque retors et quasiment inverses, au niveau médiatique?

P. F.: Les télévisions de Berlusconi ont joué à fond sur cela, mais on a donné l’impression que les juges ont dépassé leur mission. Mais encore une fois si on arrive à regarder derrière l’arbre, on s’aperçoit que nous sommes à nouveau devant un problème typiquement français comme typiquement italien, c’est la question du jeu de pouvoir à l’intérieur du système “à la Montesquieu”: quel est l’équilibre du pouvoir possible? On voit très bien dans la situation qui s’est produite en France avec le juge Halphen que l’exécutif français a réussi à créer un cordon “hygiénique” autour du système exécutif autour du corps politique par lequel le juge en France qui aurait eu quand même un mot à dire et Dieu sait s’il en a eu quelques mots à dire, mais ils ont réussi quand même à établir un cordon sanitaire; qu’est-ce qui s’est passé en Italie? Le degré de corruption y est tel que l’action de Mains Propres a été démonstrateur, il y a eu un moment où la moitié du Parlement était sous procès. Est-ce que les Italiens ont eu l’impression d’une exagération des poursuites? Je n’en sais rien.
Ce qui s’est passé est plus compliqué: toute la classe politique s’est sentie un peu menacée. Quand on dit cela maintenant en Italie, tu as l’air de faire le jeu de Berlusconi. Mais moi je sais qu’il y a eu des tendances même dans la gauche à dire “amnistie généralisée”. Et pourquoi? Parce qu’ils ont pitié pour Berlusconi? C’est parce que la classe politique de l’exécutif s’est sentie quand même continuellement sous le tir du juge. Et donc là, il s’agit d’un retour de bâton et d’un règlement à terme du système de pouvoir en Italie, dont Berlusconi représente la réponse faussée, privée. C’est un problème que l’on partage, celui de la corruption, mais c’est aussi le fait que depuis déjà des années les médias ont retrouvé leur légitimité en parlant de la corruption politique.

H.-P. J.: Les médias eux-mêmes ont mis en scène toute cette activité procédurale.

P. F.: Ce n’est pas que chez nous, c’est aussi en Argentine. Partout les médias depuis longtemps se sont refait un visage en jouant au scandale politique qui est devenu leur thème fondamental. Du coup, cela produit des effets de contrôle démocratique sur la société et sur le politique, ce qui est très bien même essentiel, et de l’autre côté discrédite complètement la classe politique. Très probablement, le soupçon que cette disqualification de la classe politique a fait qu’une partie de l’électorat italien a voté pour des gens qui prétendaient ne pas être politiciens. Quitte au paradoxe, ils ont voté effectivement pour celui qui est le plus concerné par ces affaires, mais qui a su se présenter, c’est un bon communicateur, il parle l’italien du terroir.

H.-P. J.: Et dans un certain sens, Berlusconi il aurait pu sembler presque innocenté par rapport à la corruption dans la mesure où c’est lui qui est le patron des médias. Comme il permet et stimule le spectacle des procédures judiciaires, il peut sembler lavé de tout soupçon.

P. F.: Il y a plusieurs années, il y a eu un référendum pour essayer de bloquer les télévisions de Berlusconi; il a opposé lui l’argumentation que c’était privé que ce n’était pas des chaînes de l’État, et que en revanche c’était un spectacle sans payer un sous. Malheureusement ou heureusement, la plupart des Italiens ont voté contre ce référendum et Berlusconi a gardé ses propres chaînes.
C’est un problème qui m’intéresse beaucoup. A part le problème de l’efficacité, de la télévision sur laquelle il y aurait beaucoup de choses à dire, il faut réfléchir sur un fait qui me paraît très important sur lequel, je crois, il faut être honnête: il est évident que Berlusconi se retrouve maintenant dans une position intenable du point de vue démocratique; il a sa propre télévision qui couvre la moitié de l’écoute en Italie, et la télévision d’État qui couvre l’autre moitié. Simplifions les choses. Du coup, il aura en main tous les médias. Les autres, comment vont-ils vivre, étant donné que la moitié des politiciens vit parce il y a quelqu’un qui l’interviewe le soir?
Donc, position intenable, conflit d’intérêt, il faut le résoudre. Mais maintenant revenons en arrière. Il ne faut pas non plus représenter la situation des médias, d’un côté un service public austère qui travaille durement pour le bien être, la culture, le savoir, le pays et de l’autre une télévision poubelle, celle de Berlusconi. Quand tu ouvres la télévision italienne du service public et tu ouvres la télévision de Berlusconi, tu as des moments de doute tu ne sais pas où tu es, comme dans certaines publicités.
Le service public pendant ces années n’a pas su s’affirmer comme vrai service public, il n’a pas fait le travail comme cela avait été prévu même quand la gauche a pris le pouvoir, comme vendre une des chaînes, de consacrer une des chaînes comme ici Arte. Ils n’ont pas voulu choisir un projet européen: ils ont joué la concurrence avec Berlusconi. Or la télé dite “de service public”, pour laquelle on paie une redevance, est déjà berlusconienne par le fait. Je dis comme paradoxe que la télévision de Berlusconi récupérera sa propre télévision. J’ai cité récemment la phrase que m’a répondue le fils de Berlusconi: “Malheureusement on ne peut pas faire une meilleure télévision étant donné que la RAI (service public) fait une télévision si mauvaise que, si on essayait d’améliorer la nôtre, on perdrait du public.”
On dit aujourd’hui que Berlusconi s’est servi de ses télés pour monter au pouvoir. Évidemment, mais on n’a pas su utiliser le service public pour montrer qu’il y avait quand même des alternatives à ce style de vie. Quand Berlusconi avait gagné la 1re fois, personne ne croyait qu’il réussirait ce coup, et Virilio avait dit “Un coup d’État médiatique.” Pourquoi a-t-il dit cette phrase? C’est une phrase médiatique. C’était un coup d’État médiatique parce que les politiques étaient tellement disqualifiés à l’époque qu’un coup d’État était possible, sinon on aurait fini par dire que les gens sont à la disposition des médias. Dire que tous les gens sont des imbéciles me paraît quand même absurde. Or, j’ai l’impression qu’il faudrait aujourd’hui au lieu de parler de fascisme en Italie, dire d’une façon paradoxale que l’Italie actuelle risque des transformations; son régime actuel qui est un régime démocratique à cause de Berlusconi par ses intérêts personnels par ses gens qui ne respectent pas actuellement le problème de l’alternance sinon, on est vraiment dans un système démocratique. Je dis tout le temps: l’Italie est un pays dans lequel pendant cinquante ans Démocratie chrétienne a été influencée par le contrôle de l’Église, nous sommes finalement dans une situation où il peut y avoir de l’alternance. Au lieu d’avoir Démocratie chrétienne au pouvoir et les partis de gauche et de droite engagés dans des compromis pour obtenir des marges de possibilités devant ce parti qui nous paraissait à tous éternel, il y a eu un moment où tous les Italiens ont pensé qu’ils seraient tous morts démocrates-chrétiens. Il y a eu 1989, il y a eu tout ce qui s’est passé, il y a eu des transformations considérables.
L’Italie actuelle n’est pas un pays fasciste. Au contraire c’est un pays très démocrate, plus qu’avant, un pays qui rend possible l’alternance-. Ce qu’il faut surveiller, mais c’est normal dans toute alternance, c’est la droite qui est montée au pouvoir, une droite qui a envie de faire de la politique, et qui veut aussi des transformations constitutionnelles. Donc, le grand problème aujourd’hui, c’est de garder la démocratie en Italie. En Italie, il y a un système démocratique qui marche, c’est-à-dire qu’au lieu de la longue durée de Démocratie-chrétienne et j’espère que l’on arrivera à bloquer les projets réactionnaires de la droite qui sont celles de saboter la possibilité d’une alternance.

H.-P. J.: La droite s’attaque aussi à l’institution…

P. F.: Il ne faut pas prendre comme des signes du fascisme des choses qui viennent des comparaisons européennes aujourd’hui ne sont pas les mêmes. Par exemple, il y a des problèmes dans la réforme de la justice; la droite propose de mettre les avocats sous le contrôle plus fort du gouvernement. Ce n’est pas un débat que l’on peut tenir avec Berlusconi dans ces conditions puisqu’il cherche ses propres intérêts.

H.-P. J.: Ce n’est pas parce que le problème se pose de façon délicate qu’il n’a pas, en tant que tel, de destination fasciste.

P. F.: Tu sais que maintenant les universités, et cela a été une réforme de la gauche, les universités italiennes ne sont plus sous le contrôle de l’État. Elles sont autonomes. Et dans les universités italiennes depuis toujours on a élu nos recteurs nous-mêmes. Tu sais très bien qu’en France ce n’est pas comme cela. Les recteurs sont nommés par l’État, et cela ne veut pas dire que le fascisme existe en France. Mais, imagine-toi maintenant que le gouvernement Berlusconi décide que tous les recteurs de l’université seront nommés par l’État, on va crier au fascisme. Il faut être clair là-dessus.
Le dernier point, c’est celui du laïcisme. Je suis infiniment content que dans mon pays, à la différence des USA, on ne jure pas sur la Bible mais sur la Constitution. Je suis content que mon pays soit un pays laïc. Le problème du confessionnalisme du gouvernement italien se pose d’une façon dramatique. J’aimerais bien discuter de cela. Là-dessus il y a un accord complet entre la droite et la gauche apparemment. Tout cela a des effets dévastateurs à tous les niveaux.
Je donne des exemples dans mon domaine: le gouvernement Berlusconi veut avancer la scolarité des enfants à cinq ans plutôt qu’à six. Ce n’est pas fasciste. Mais toutes les écoles maternelles sont gérées par les religieux. Là Berlusconi risque de perdre une bonne base.
Les enseignants qui enseignent la religion sont choisis par l’évêque. Maintenant, ils sont automatiquement intégrés comme professeurs payés par l’État sans examen d’État. Il ne faut pas exagérer!
Ca, c’est Berlusconi, parce que l’équipe berlusconienne est fortement catholique. Berlusconi raconte qu’il a une sœur religieuse. Le financement de l’école privée en Italie, qui est très largement catholique d’organisation, quoique qu’il y ait une forte opposition, a été commencé par la gauche. La région d’Émilie-Romagne a été la première, à majorité UDS (Démocrates de Gauche) à donner l’exemple pour financer l’école privée. On peut dire que, en Italie, l’école publique fonctionne mal donc pourquoi pas le suppléer avec l’école privée. C’est donner de l’argent aux écoles catholiques.
Il y a un problème du vote catholique: les catholiques votent partie à gauche et à droite. Si les Français avaient le Vatican à la place de l’Ile de la Cité, je crois que cela ne serait pas commode, on peut très bien comprendre la situation italienne. Il est vrai aussi que le pape intervient de façon systématique en Italie à travers les évêques sur le problème des naissances, de la fécondation assistée, de l’avortement, et tout ça filtre à travers les partis, de gauche ou de droite, et cela pose des conditions radicales aux opérations locales.
On peut répondre: “Vous avez des catholiques, tant pis pour vous!” L’Italie est un pays où la problématique laïque n’est pas poussée. J’ai un exemple spectaculaire. Quand le gouvernement Bush est arrivé au pouvoir, nous nous attendions tous à des positions plus fortes là-dessus. Nous ne les avons pas eues. Mon ami De Mauro, linguiste qui a édité l’œuvre de Ferdinand de Saussure, va au pouvoir comme ministre de l’instruction et la première question qu’on lui pose, c’est celle du voile. Il répond: “qu’elles aillent avec le voile!” Les gens ici sont déchirés par le problème du voile. Je ne dis pas que le voile est un problème, moi je suis favorable que tout le monde aille avec le voile à condition que celui-ci soit un voile tricolore, ou, comme font les Anglais avec leur cravate aux couleurs du collège. C’est pour donner une idée de l’absence de sensibilité laïque en Italie et qui à mon avis pose un problème radical et à la gauche et à la droite.

H.-P. J.: Est-ce que tu crois par exemple que l’absence de sensibilité laïque ferait apparaître qu’il n’y a pas dans l’esprit des Italiens une revendication de droit, d’une mise en œuvre du juridique. Cette conquête du droit devenue un état d’esprit collectif est-elle présente en Italie?

P. F.: Justement, ces gens qui revendiquent ne trouvent aucune représentation politique. Je dirais plutôt que, aujourd’hui, les gens qui font de la politique dans ce sens-là n’ont pas la politique politicienne, ce sont des mouvements très vastes, très intéressants en Italie, comme à Bologne, avec Biffo, un mouvement qui s’appelle Recombinant, qui fait un travail entièrement nouveau par des médias nouveaux, comme les ordinateurs, etc. Ce sont encore des groupes, mais sur les problèmes comme l’avortement, l’environnement, il y a beaucoup de gens qui s’en occupent. Ils ne trouvent pas vraiment de place d’expression dans l’espace public. Et aussi ils sont contre la gauche traditionnelle.
Il y a en Italie un bouillonnement de forces, parfois contradictoires, et c’est à mon avis là que l’on va rencontrer ce qu’il y a d’intéressant en Italie. Il faut déplacer l’œil de la problématique Berlusconi-institutionnelle-gauche et regarder de l’autre côté. Il ne faut pas oublier quand même que le pape a eu, l’année du jubilé, 1 million de jeunes gens qui sont venus démontrer qu’ils étaient bien à Rome un poids énorme et après que Berlusconi n’a pas eu l’opposition [inaudible].
Il y a eu un moment de véritable concurrence entre la gauche et la droite pour le vote catholique, et en même temps l’Église peut influencer les uns et les autres, ils n’ont même plus besoin de choisir leur propre parti. Est-ce que c’est une affaire italienne? J’en doute fort.
Il existe une grande convention européenne que l’on prépare sur le droit. Déjà, le pape s’était plaint parce que le nom de Dieu ne figurait pas dans la définition du droit européen, parce que selon lui c’est Dieu qui est à la source de la dignité humaine et de la vie. Maintenant toute la diplomatie vaticane est en train de peser pour que dans cette constitution européenne il y ait une définition explicite des mouvements religieux en tant que contribuant à la démocratie, etc. Les catholiques bersluconiens et les catholiques de gauche racontent la même chose. Prodi, catholique de gauche, dit oui, il faut faire place au religieux dans cette constitution, mais le catholique qui est maintenant président de la chambre des députés dit que le pape est le père de l’Europe que nous sommes en train de construire. Or, il y a une résistance considérable à cette affaire des pays protestants du nord de l’Europe. Cela pose des questions importantes pour l’intégration culturelle et religieuse de l’Europe. Bien sûr, on peut considérer que tout cela n’a aucun intérêt si l’on est assis sur l’anneau de Saturne, et que l’on regarde d’une manière plus large.

H.-P. J.: Ce que tu dis sur cette puissance du pape, du catholicisme et de Berlusconi, ce que tu dis de ce mélange actuel a-t-il une incidence déterminante sur l’espace juridique? Il ne s’agit pas seulement des procédures de lutte contre la mafia, ou de l’opération Mains Propres, mais de la conquête de droits civils, de nouveaux droits, d’une réflexion éthique, politique qui prendrait la forme d’une ascension de droit.

P. F.: L’avantage maintenant est l’ouverture européenne qui va modifier l’espace étriqué. Et là nous aurons des problèmes sérieux. Par exemple, Mani Pulite a pu faire un travail extraordinaire grâce à l’application généralisée de quelques lois très restrictives de la liberté individuelle qu’on applique en Italie à cause de la mafia. Mani Pulite a exploité le système “je-te-garde-en-prison-et-on-te-tiendra-jusqu’au-bout” provoquant une extension sur la place politique des dispositions exceptionnelles que l’on a utilisées contre la mafia. On a traité la classe politique comme la mafia du point de vue juridique. On dit que c’est en Italie qu’il y a le maximum de contrôle de police sur les lignes téléphoniques. La police en a besoin à cause de la mafia. L’Italie est un des pays où la législation sur les repentis de la mafia est complexe, car ceux-ci sont capables de faire des révélations justement parce que ces personnes ne sont peut-être pas des vrais repentis, ce sont toujours des agents doubles possibles, qui donnent un groupe dominant pour pouvoir imposer un autre groupe. Là ce sont les juges qui disent: “nous savons bien comment nous tirer de cette affaire.” Tout le monde est exposé à la possibilité d’une dénonciation.

H.-P. J.: Cela ne crée-t-il pas une atmosphère de délation?

P. F.: Oui, en Sicile, la situation avec les juges mêmes, a été terrifiante. On appelait le palais de justice de Palerme, le “palais des poisons”. On pensait qu’il y avait des agents doubles même à l’intérieur, que l’on appelait les Cumo. Je pense que l’intérêt actuel est d’ouvrir le plus largement possible cette exception italienne à l’espace européen. Qu’est-ce cela va donner? Quand j’entends Berlusconi dire: “Mais moi, je suis comme les Français, je pense que l’Europe c’est une fédération d’États, que chaque nation peut continuer d’être comme avant”. Cette fédération est une sorte de – j’exagère un peu – “hiérarchie douanière” qui régit des gens qui vont eux être exactement pareils qu’avant – Berlusconi dit que c’est le modèle français!
Moi je pense que, vrai ou faux, que ce soit français ou non, il est évident que ce projet n’est pas strictement berlusconien. Étant donné que l’Italie refuse d’adhérer au principe du mandat d’arrêt européen, on voit très bien quel en est l’intérêt pour Berlusconi, mais il faut se poser la question: quels sont les engagements réels du gouvernement et quel est l’espoir de la construction d’un système européen si on y croit?
Prenons le fait de la monnaie: il n’y a qu’un état qui soit capable de garantir sa propre monnaie. Si cette garantie est donnée par une communauté qui n’a pas de valeur de construction – parce que les banques ne sont pas autorisées – cette garantie ne tiendra pas longtemps. Ainsi s’exprime le gouvernement de droite de Berlusconi. Ce dernier, pour des raisons de démagogie personnelle, et peut-être de bêtise aussi (je ne l’exclus pas), est capable de dire des choses que la plupart des Italiens, qui malheureusement votent pour lui, pensent – il ne faut pas oublier que Berlusconi parle par sondages. C’est un homme qui n’affirme quelque chose que sous le mode du “coup de gueule” – donc c’est toujours une bêtise -, ou bien parce qu’il fait une réponse selon le système de sondages. Il a construit l’adoption d’une pareille position comme une stratégie et il a changé “ses hommes de sondage” en fonction des faits possibles. Mais il n’y a pas une phrase qu’il dit, qui ne soit pas préalablement testée par des sondages en cours. C’est un cas spectaculaire. Ce n’est pas une parole vraie, il se conduit comme un perroquet, et c’est le sondage qui est ventriloque. Ainsi, il intervient dans le Nord de l’Europe où l’on se plaint parce que l’on y fait le jambon autrement qu’en Italie. Réponse de Berlusconi: “Ils ne savent même pas ce que c’est, qu’ils ne nous cassent pas les pieds.” Il aurait le même succès en France s’il intervenait de la même manière. Il dira aussi des choses stupéfiantes: “La culture occidentale est supérieure”. Même les Américains ont trouvé l’expression délirante. Ce fut un scandale politique. Mais il n’a pu dire ceci qu’à partir d’une évaluation faite par un sondage. Il y a de sa part du acting out. Le fait que nous devions tout focaliser sur Berlusconi aujourd’hui signifie de manière simple qu’une fois qu’on se sera débarrasser de lui, peut-on liquider du même coup le mouvement qu’il a créé? On est dans un moment de strabisme convergent sur lui. Il représente un nombre considérable d’Italiens qui était là. Il y a une phrase magnifique d’Umberto Eco, au moment où berlusconi a gagné: “mais qui sont ces gens-là?” ces gens-là sont dans la société italienne, ils n’étaient pas représentés, mais lui, il a inventé un système pour les représenter à sa manière

H.-P. J.: Récemment, quand il fut annoncé en Italie, que les juges ne seraient plus accompagnés par des escortes, on a d’abord entendu dire que Berlusconi abandonnait les “justiciers”. Mais chose incroyable, la réponse donnée par le gouvernement fut la suivante: la mafia n’a plus aucun intérêt à tuer des juges.

P. F.: Tout gouvernement s’engage à réglementer l’administration publique. C’est d’ailleurs la seule administration protégée syndicalement pour de bon. Les syndicats restent les plus forts dans les appareils d’Etat. Tout le monde reconnaît une certaine inefficacité. On découvre que les membres de l’administration se paient bien entre eux, qu’ils ont des privilèges, des escortes et tout gouvernement annonce qu’il va réduire ce genre de dépenses. Berlusconi joue à affaiblir les juges par une telle décision et en même temps à faire sentir que le pouvoir exécutif s’affiche d’autant plus. Mais son intention n’est pas de laisser exécuter les juges par la mafia. Ce n’est pas un gangster. Il veut pourtant les exposer, et les remettre à leur place en jouant toujours ses intérêts personnels. C’est inacceptable. Il n’empêche que certains juges doivent avoir une protection, que la mafia, même si elle change de méthode, n’a pas disparu, mais cela s’inscrit dans cette problématique générale de réduction de ce genre dépenses faite pour des personnages relativement mineurs. Il y a une demande de moralisation publique aux égards de l’administration. A cette demande, il y a toujours la réponse fausse de celui qui dit: “pas d’escorte pour les juges!” C’est un problème curieux
La réponse fausse à un vrai problème permet de faire croire qu’on donne une réponse à un vrai problème. Le jour de son élection, il a fait venir sur le plateau un bureau sur lequel il a ouvert le cahier de son programmes politique, et il s’est adressé aux électeurs italiens l’équipe de communication lui a permis de comprendre que c’était là un acte crédible. On va s’apercevoir qu’il a mentimais Berlusconi est capable de faire croire qu’il a réalisé ses promesses. Il y a tout de même la “servitude volontaire”, il y a une admiration envers le modèle de réussite qu’il représente. Comment rompre une telle ascension? La majorité s’est recomposée, tenue par le ciment du pouvoir mais il ne faut pas croire que le terrorisme a disparu en Italie. Il faut s’attendre en des temps proches à des opérations surprenantes, on ne saura pas d’où elles viennent. Des attentats provoqués par des forces curieuses à la suite de l’état de dégradation provoqué par les intérêts berlusconiens. Je prévois des interventions de forces réelles ou manipulées, j’attends où cela va frapper, je pense que certains personnages sont visée. Le fait qu’on n’en parle pas est incroyable.

H.-P. J.: Pourtant, après ce qui s’est passé à Gènes durant l’été 2001, la situation semble plutôt propice…

P. F.: Je suis même un étonné que cela ne se soit pas produit. Est-ce des signes de dégradation de la démocratie? Sûrement, mais je crois l’Europe comme projet est une aventure qui vaut la peine d’être jouée surtout avec l’élargissement aux pays de l’Est. L’Europe se présente comme un jeu d’alternatives dans la pression possible sur le gouvernement italien, surtout de la part de la France qui peut conduire une politique alternative.. Berlusconi ne joue pas la carte de l’Europe, mais plutôt celle des Etats Unis. Berlusconi dit plutôt: “nous Italiens, nous faisons votre politique”. C’est une réponse facile, mais jamais le gouvernement italien ferait une intervention sur l’affaire Chirac. Les italiens ne sont pas critiques: à propos de l’affaire de Toulouse, aucun gouvernement italien n’interviendrait Dans la constitution asymptotique de l’Europe, les Italiens sont attentifs à des positions prises par d’autres pays.

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