Fragments d’un discours sémiotique


Da: Critique, “Hommage à Umberto Eco”, 6-7 (829-830), Juin/Juillet 2016. Traduit de l’italien par Y.H.


Umberto Eco
Pape Satàn Aleppe. Cronache di una società liquida, Milan, La Nave di Teseo, 469 p.

Au premier regard, le dernier recueil d’essais d’Umberto Eco produit un effet de déjà vu, ou plutôt de déjà lu. En 469 pages, il rassemble les courts textes des « Bustine di Minerva » publiées, avec une régularité chronométrique, par l’hebdomadaire L’Espresso entre 2000 et 2015 (si le billet n’apparaissait pas en dernière page, les amis étaient gagnés par l’inquiétude). En introduction, Eco revendique le caractère circonstanciel de ses écrits – je songe à ceux que Mikhaïl Boulgakov traçait sur ses manchettes1 – et plaisante sur le titre bizarre qu’il leur a donné. Cette envolée de textes, dont certains se subdivisent en menues pensées tandis que d’autres renvoient à des billets précédents, est thématiquement et chronologiquement organisée en douze chapitres, avec l’arbitraire qui est la caractéristique du langage.
Mais même pour qui lisait régulièrement les chroniques de l’écrivain disparu, le regroupement en volume de ces petites épiphanies hebdomadaires introduit de la nouveauté: il interrompt le rythme picaresque et modifie le sens; il suggère des rapprochements inédits, ajoute de la complexité et des complications, en invitant à une réflexion plus articulée et mieux distribuée. Il faut passer outre l’impression que l’on éprouve de gâter une conversation ironique et savante, soigneusement conduite par un Sisyphe que sa longue entreprise – poursuivie du 31 mars 1985 à sa mort – n’a pas empêché d’être heureux. Pour s’orienter dans la pulvérulence du présent, Eco procédait par analogies et écarts, en suivant son caprice et son flair; en bénéficiant aussi d’une certaine sérendipité, car il découvrait des signes inattendus alors qu’il en cherchait d’autres. Mots, livres, faits, événements spécifiques (et jamais spécieux): il les mettait en vedette, les accumulait avec un goût de collectionneur et les utilisait comme de petit miradors pour observer le temps présent. Son attention était attirée par des affaires réelles ou fictives, qui devenaient pour lui de petites expériences de pensée ; il explorait librement une masse de livres, d’articles de journaux, de programmes de télévision et de sites internet, avec le plaisir gourmand qu’offraient pour lui les wunderkammer et les listes. Faute d’indications éditoriales, il revient aujourd’hui au lecteur d’établir son propre parcours de lecture: en adoptant un pluralisme raisonnable, accordé aux qualités intellectuelles d’un auteur toujours docte et jamais doctrinaire.
La « liquidité » de la culture contemporaine, dont Zygmunt Bauman a donné une définition passe-partout2, semble traverser de nos jours une nouvelle phase: si le solide a fait place au liquide, désormais la société va vers l’aériforme, vers le cloud de l’infosphère. En examinant les mouvements browniens de cette société liquide, Eco entend préciser des problèmes, redéfinir des concepts, proposer des interprétations, suggérer des pratiques; tout n’est pas d’un égal intérêt, car il reste tributaire des circonstances, mais même s’il n’atteint pas toujours la cible, il cible bien ce qu’il veut atteindre – en laissant au lecteur le soin, comme dans certains jeux graphiques, de relier les points par des lignes pour reconstituer des figures.
Toutefois, pour dégager une pertinence, il faut d’abord exclure (Eco dirait: anesthésier) certains discours que d’autres jugeraient importants: à commencer par le discours philosophique. Certes, l’auteur avance escorté de son habituel quatuor spéculatif: Aristote, Thomas d’Aquin, Locke et Pierce. Il sait que la tradition philosophique peut servir de terre d’asile quand la société liquide connaît un ressac, quand on « avance à reculons, comme une écrevisse ». Mais son intention n’est pas d’ériger des statues à ces penseurs, dans un parc déserté. S’adressant au sens commun des lecteurs, par le truchement d’un magazine largement diffusé, il se garde de proposer des concepts à tout va. S’il fait de la philosophie, c’est en s’intéressant au vécu plus qu’à l’être ; il synthétise plus qu’il n’invente ; son combat, il le mène en faveur d’une version modérée du relativisme et du constructivisme, et contre le « fil de fer » ontologique3; il fait comprendre aux adeptes du néoréalisme philosophique que leurs théories de la communication relèvent d’un pauvre bricolage.
La perspective qu’il adopte est celle de la sémiotique: discipline exigeante (comme le répètent les éloges funèbres) dont il était le sémiophore et dont il estimait excellent le spread, c’est-à-dire le rendement par rapport à d’autres disciplines. Son cheminement nous conduit d’une réflexion sur le voile comme signe à une sémiotique du sacré (voir « La cocaina dei popoli »); il s’interroge sur la narration comme sur le rôle des délais et des témoins intérieurs; qu’il s’agisse du bonheur ou des « âneries » que l’on profère, c’est sémiotiquement qu’il rend compte de leurs équivoques. En faisant du Wittgenstein comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, sans (trop) le savoir, Eco s’en prend aux « malversations sémantiques » et soigne le « mal parler »: non pas les paroles, mais les termes, en établissant des distinctions entre réactionnaires, conservateurs et populistes ; entre réputation et notoriété ; et en signalant l’ambiguïté de la « reconnaissance » dont est si avide l’humanité des media sociaux. Il n’a jamais cessé de pratiquer la guérilla sémiotique conçue dans les années 1970 et dont un billet de 2004 (« Il pubblico fa male alla televisione », p. 167) vient préciser la nature: il s’agit de perturber, par une intervention culturelle et morale, la naturalisation des lieux communs. Répondant à une question de son disciple Jorge Lozano, titulaire d’une chaire à l’Université Complutense de Madrid, Eco indique que les technologies nouvelles fournissent à la guérilla de nouvelles armes et invite les sémiologues à se remettre à jour: entreprise indirectement politique – Eco ne militait qu’à contrecœur – , menée avec un humour insidieux plutôt qu’avec une cinglante ironie. Au lieu d’attaquer de front les principes, Eco en tire les effets inattendus: « portez à l’extrême les thèses des autres, et elles seront enfouies sous des éclats de rire» (p. 464). Il note que l’exhibitionnisme contemporain –selfies, dronies… – est lié, paradoxalement, aux stratégies de contrôle post-orwelliennes que mettent en œuvre des puissances technologiques aux yeux multiples; ou encore, que le savoir-faire inhumain des hackers convertit les rythmes insoutenables de l’innovation technique en moyens sophistiqués de déstabiliser le système. La guérilla est menée avec une pénétrante sagacité et un scepticisme poli; avec aussi, parfois, le sens de l’opportunité d’un homme qui n’aime pas naviguer contre le vent. Eco n’est pas un pamphlétaire, il fuit les intempérants, les exaltés et les outranciers, il n’aime pas que l’on soit plus royaliste que le roi et s’est rangé lui-même parmi les modérés. À propos des racines chrétiennes de l’Europe, des crucifix et des crèches dans les écoles italiennes, des caricatures de Mahomet, etc., il tend à arrondir les angles; mais il touche souvent juste avec sa baguette de sourcier, et il ne manque jamais aux devoirs de la problématisation, sans oublier que le contraire d’une idée juste peut être une autre idée juste.
Avec la sensibilité exercée qui a toujours été sa caractéristique, Eco a saisi des traits essentiels de notre présent grâce à la métaphore de l’Écrevisse, qui avance à reculons. Voilà un animal sémiotique. Si Deleuze et Guattari évoquent le homard et ses deux pinces à propos de la double saisie de l’expression et du contenu4, Eco s’intéresse pour sa part à l’écrevisse et à son mouvement rétrograde: le progrès se serait converti aujourd’hui en régression, altérant ainsi notre rapport au passé et au futur. Jamais notre auteur n’a partagé le geste iconoclaste des avant-gardes; quant à l’Histoire, selon lui « le mieux est de revisiter le passé sous couleur de lui rendre hommage, mais en réalité en le réexaminant depuis la distance que permet l’ironie ». Il ne s’agit pas d’être nostalgique – de prendre plaisir à la tristesse –, ni de déplorer l’impossibilité de faire des prévisions, mais de comprendre que c’est le temps qui peut combiner le passé et le futur.
Ni apocalyptique ni convenue, sa critique de la société de l’information est tout aussi légitime qu’a pu l’être celle de la société industrielle. Eco en examine avec soin les langages et les images, les grammaires et les manières, les modes et les rhétoriques (riches en oxymores). En partant de la graphosphère, du format de la page et du livre, il procède le plus souvent par inférence. Il appelle de ses vœux le retour des rites de passage, rappelle la nécessité de faire ses classes et d’acquérir de l’expérience, souhaite le maintien du lycée classique, des manuels, de l’examen de fin d’études, de la belle écriture et du prote; il voudrait que les professeurs soient des guides de voyage et enseignent à naviguer en toute sécurité sur les autoroutes de l’information. Si Google lui apparaît comme une immense encyclopédie, il déclare sans complexes son allergie au téléphone mobile et invite à se défier des adresses électroniques, des informations données par Wikipedia, des âneries qui pullulent sur twitter, et ainsi de suite. Il a une attitude crypto-luddiste5 devant les technologies nouvelles, qu’il connaît bien et qui à ses yeux sont utilisées par des descendants d’Épiméthée, le stupide frère de Prométhée. Pour lui, Internet est comme l’esprit de l’hypermnésique Funes, le personnage de Borges dépourvu de mémoire sélective, qui a besoin d’un jour entier pour se souvenir d’une journée. Dans un climat culturel où les propositions déclaratives et abstraites font place aux codes, à la pensée algorithmique et procédurale, Eco voudrait envelopper propos et propositions dans un ruban isolant, afin de freiner la totale déconstruction des encyclopédies, l’assèchement de la mémoire non machinique, l’abandon du modèle de la page qui nourrit sa réflexion et lui tient à cœur. S’il croit au filtre de l’intellectuel dans le Collectif, il donne des signes de malaise dans le Connectif (son dernier billet, intitulé « Gli imbecilli e la stampa responsabile », porte sur « l’excès de sottises qui engorgent le réseau »: sujet débattu à satiété).
Pour Eco, Pape Satàn Aleppe n’est pas seulement une galerie d’expériences de pensée, une gedankenausstellung, ni seulement une studieuse promenade le long de la Toile, devant conduire à des livres de théorie ou de fiction. L’auteur décrit avec virtuosité des illustrations de Jules Verne et ne manque pas d’établir des listes: inventions scientifiques du XIXe siècle, positions sexuelles, néologismes, insultes… Pour le personnage d’Adso, dans Le Nom de la rose, la liste est l’instrument magique du collectionneur « libridineux », l’agent encyclopédique et anti-structural des wunderkammer, des cabinets de curiosités qui meublent « avec réalisme » les mondes fictionnels d’Umberto Eco. Lequel s’émerveille devant des enfilades de signes et se plaît à déguster des centons: ce sont ses passions dominantes, alors que les autres sentiments n’apparaissent guère – mise à part la honte, qu’ignore une société « obscène » préférant le visible à l’intime. Point de haine chez Eco (il la répute collective, alors que l’amour serait individuel !); et point de nostalgie.
Ce qui caractérise les « bustine di Minerva », outre l’usage créatif des inférences logiques, c’est la stratégie qu’adopte Eco pour mener à bien sa guérilla sémiotique. Pour apurer les signes, les textes et les pratiques, la pure logique ne suffit pas. L’auteur de La Guerre du faux6 prend le roman policier pour modèle et choisit le secret comme modalité. Le complot collectif et la paranoïa privée, tels sont les outils dont se sert celui qui explore les connexions narratives de la causalité. Signes faux qui simulent les vrais, signes véridiques qui feignent d’être faux; démentis de démentis; preuves douteuses et équivoques, silences qui en disent long… Un vaste théâtre d’opérations s’offre aux sémiologues qui, depuis la disparition d’Eco, voient fondre leurs rangs – car malgré le grand talent de vulgarisateur dont l’un de ses fondateurs a fait preuve, la sémiotique est restée un savoir ésotérique; et elle ne pourra que pâtir de la décision testamentaire qu’a prise Eco, pour éviter les courbettes et les heurts, d’inviter ses collègues à ne pas s’exprimer publiquement sur sa personne et son travail. Du moins, pendant dix ans: délai qui permettra quand même d’associer les dernières chroniques à celles que contiennent le Secondo Diario minimo (1992) La Bustina di Minerva 2001) et A passo di Gambero (2006)7. Gianfranco Marrone a noté combien s’est assombrie l’humeur du sémioticien, à mesure qu’il constatait les transformations de la sottise, sa cible de prédilection: le sot, dont Le Pendule de Foucault propose une typologie, serait moins désormais un imbécile heureux qu’un crétin endurci8. Qui vivra verra: dans la culture, un retour en arrière reste possible.
En attendant, nous pouvons enrichir d’une remarque le dossier qui va s’étoffer au cours des dix prochaines années. Pape Satàn Aleppe : ce vers de Dante, qui ouvre le chant VII de l’Enfer, a suscité un déluge d’interprétations, d’où il ressort qu’Aleppe serait l’ ‘Aleph’ de borgésienne mémoire (‘Aleppe’ donnant ‘Aleph’ comme ‘Giuseppe’ donne ‘Joseph’). Or, le titre désinvolte qu’a choisi Eco ne vient pas de l’enfer d’Alighieri, mais du chant VII de sa parodie en bandes dessinées: l’Inferno de Topolino (n° 7-12, octobre 1949 – mars 1950)9. C’est Pluto qui l’énonce: non pas le « grand ennemi à la voix rauque » dont parle le poète, mais le chien de Mickey Mouse.


Notes

  1. M. Boulgakov, Écrits sur des manchettes, traduit du russe par M. Gourg et P. Lequesne, Arles – Paris, Solin, 1992. (Cette note et les suivantes sont du traducteur.) torna al rimando a questa nota
  2. La métaphore de la « société liquide » a été proposée en 1998 par Zygmunt Bauman pour remplacer la notion de postmodernité. S’opposant à la « société solide », où les structures de l’organisation commune sont créées collectivement, la « société liquide » a pour unique référence l’individu ; elle est obsédée par le changement, par la flexibilité, et a le culte de l’éphémère. Voir par exemple Le présent liquide, trad. de L. Bury, Paris, Seuil, 2007 ; et aussi Umberto Eco, Numéro zéro, trad. de J.-N. Schifano, Paris, Grasset, 2015. torna al rimando a questa nota
  3. Allusion à un passage de Kant et l’ornithorynque, où Umberto Eco critique ce qu’il appelle une « théorie ontologique de la référence »: « Qu’entendons-nous lorsque nous disons que le mot ‘eau’ se réfère toujours et de toute façon à H20 par-delà toute intention des locuteurs? Nous devrions dire ce qu’est cette espèce de “fil de fer” ontologique qui accroche ce mot à cette essence » (trad. par J. Gayrard, Paris, Grasset, 1999). torna al rimando a questa nota
  4. G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980. torna al rimando a questa nota
  5. Allusion au luddisme, mouvement de révolte des artisans anglais qui en 1811-1812 ont détruit des machines, en particulier des métiers à tisser. torna al rimando a questa nota
  6. Recueil d’essais traduits par M. Tanant et P. Caracciolo, Paris, Grasset, 1985 (ont suivi diverses rééditions en format de poche). torna al rimando a questa nota
  7. Le premier de ces ouvrages a été partiellement traduit sous le titre Comment voyager avec un saumon, nouveaux pastiches et postiches, Paris, Grasset,1998 (rééd. Le Livre de poche, 2000) ; le troisième, sous le titre À reculons, comme une écrevisse, Paris, Grasset, 2006 (rééd. Le Livre de poche, 2008). torna al rimando a questa nota
  8. Voir G. Marrone, « Due forme di stupidità », sur le site http://mediationsemiotiques.com/umberto-eco/. torna al rimando a questa nota
  9. Texte de G. Martina, dessins de A. Bioletto. Topolino est en italien le nom de Mickey. torna al rimando a questa nota
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