Lire Paolo Fabbri


Régis Debray, Cahiers de Médiologie, Gallimard, Paris, n. 9, 2000.


Le linguistic turn, quarante ans après: bilan et perspectives. C’est l’exercice difficile que Paolo Fabbri, professeur de sémiotique de l’art à l’Université de Bologne, a réussi dans La Svolta semiotica (Editori Laterza, 1998). Au cinéma, on traduirait par: “Semio, le retour”. Pas un remake, un rebondissement. Fabbri a malicieusement choisi un titre performatif. Vous croyiez qu’elle a fait son temps, l’aïeul sémiotique (sans même remonter à Locke)? Pas du tout. Elle a tiré les leçons de son histoire, et elle nous revient toute fringante, pleine de bonnes résolutions, prête pour une deuxième vie. Méthode Coué, direz-vous. Peut-être, mais il fallait une grande honnêteté intellectuelle et beaucoup d’imagination théorique (deux choses qui vont rarement de pair mais que Fabbri réunit sans se forcer, si grande est son ouverture de compas) pour affronter yeux ouverts son adolescence, sans en cacher les défauts, pannes et dérives. Il importe que ce lucide mais optimiste récapitulatif soit rapidement traduit en français. Il permettra aux diverses parties prenantes à l’étude de la chose symbolique de dresser l’état d’un héritage qui fait encore le meilleur du patrimoine de famille.
La sémiotique n’est certes plus à la mode. Le medio turn s’est largement affirmé en contrepoint, en contrepied aux aprioris de cette “science” (qui tient encore, tant les prestiges d’hier se surimposent aux découvertes d’aujourd’hui, le haut du pavé des appareils scolaires et culturels de médiation). C’est justement le moment de faire ses comptes avec notre passé, scrupuleusement, sans jeter les ancêtres par dessus bord. Transmission oblige. Car il s’agit d’enchaîner, non d’excommunier. De relayer, non de renier. On ne dépasse que ce que l’on connaît. Remercions Fabbri le passeur.
Comment passer du code, signe, et syntaxe aux réseaux, machines, et vecteurs? De l’espace statique de la signification, où le problème épistémologique est: quel lien entre “les mots et les choses”, à l’espace dynamique de l’organisation, où le problème épistémologique est: quel lien entre les signes et les hommes?
Dans le premier cas (stratégie cognitive), le moment médiateur relève d’une idéalité, c’est une structure logique (code, référence ou interprétant); dans le second, stratégie politique, il relève d’une matérialité, c’est un dispositif véhiculaire (technique et social, matière ouvragée et organisation matérialisée).
A un paradigme d’allure idéaliste, se substitue alors une approche de type matérialiste. A l’individu en repos (comme locuteur ou récepteur), succède le collectif en action (comme protagoniste d’un projet). Et d’une analyse a-temporelle (Nietzsche “le péché mignon des philosophes est le défaut de sens historique”), on passe à une synthèse historique (dépendant d’une chronologie) parce que la matière a une histoire, qui se confond en l’occurrence avec l’histoire des sciences et des techniques. L’objectivité est en son fond une catégorie technique. Mot qu’ignore le sémiologue pur sucre (qui passe outre le fait que l’écriture elle-même, ou tout système de notation graphique, est une technique parmi d’autres, invention datée et localisée). Mot que Fabbri lui-même n’admet que comme complément d’objet (la sémiotique des techniques) – si fort est l’empreinte intellectualiste, y compris chez ceux qui, comme lui, voudraient bien rompre avec le logocentrisme des origines (Saussure, le premier Barthes et tous les adeptes de la translinguistique années 60).
Fabbri a bien localisé la faille de sa discipline: l’extrapolation du modèle linguistique, qui fait de toute chose parole, et de l’homme en son essence, un émetteur sans corps de signes, sans matière (la langue sans langue, la phonation sans le muscle). Il a trouvé la parade: il n’y a pas que la parole qui parle. Il réintroduit alors dans cette fantomatique tout ce qu’elle niait ou déniait (sous sa forme princeps): le corps, l’affectivité, le temps, la passion. Certaines organisations de sens sont indépendantes du langage: la prison, par exemple (suivant ici Foucault et Deleuze) sera dite une “formation discursive” matérialisée. Un tableau, un contenu de sens coloré. Bref, élargissons, dit-il, notre objet aux objets-textes. Et pour les textes eux-mêmes, avançons le concept de narrativité pour remettre en mouvement l’inerte signification. Réchauffons (en retrouvant la Rhétorique d’Aristote) la froidure langagière avec la “passionalità”, la conflictualité, l’attente (excellentes remarques sur la scientificité comme remède au doute et à l’anxiété), le rythme, l’intonation, la gestuelle, l’énonciation. Bref, Fabbri n’accepte pas la dissociation entre sémantique et pragmatique: il veut réintégrer Bateson dans Peirce, transporter l’action à l’intérieur du texte (la “pragmatique interne”). Comment ne pas lui donner raison? De même veut-il réintégrer la stratégie intersubjective dans l’acte de langage pour mieux rendre compte des efficacités symboliques (réduites curieusement aux travaux de laboratoire).
En comme, Fabbri ressent le besoin de briser l’enclos des grammaires spéculatives (qui transforme la sémiotique en une outrecuidante philosophie du langage) sans aborder encore au Continent des objets, appareillages et opérations. Opposant de l’intérieur, un peu comme Sartre avec Marx, il répute pour vraie la problématique de départ, mais s’inscrit en faux contre ses conséquences à l’arrivée (dont la première est l’incapacité à produire des modèles abstraits opérationnels de ce qui se passe dans le concret). Il rajoute des maillons manquants à sa chaîne disciplinaire sans rompre avec l’anneau premier, son point de scellement: le monde prédigéré par le signe, ou la sémiose universelle1 Il en ressort une juxtaposition d’ouvertures fort justes, mais sans une articulation convaincante entre elles. Pour changer sa théorie du dedans, c’est-à-dire pour ne pas changer de théorie, Fabbri en propose un aggiornamento moderniste et libéral: vers un Vatican II de la sémiologie?
Le médiologue, lui, a carrément changé de religion. Ou plutôt préfère t-il n’en plus avoir du tout. Mais, à y regarder de près, l’ancien directeur de l’Institut Italien de Paris, sans renier sa foi, travaille utilement à transformer l’orgueilleux canon sémiotique (au sens kantien: ensemble de principes a priori définissant l’usage légitime de la faculté de connaître) en un organon polyvalent (ensemble de règles pratiques à usage multiple). Avec pareille démarche, modeste et pragmatique n’importe quel médiologue ne peut que tomber d’accord. Et pour cause, s’il n’a pas lui-même d’autre ambition pour ses propres modèles interprétatif.


  1. Fort bien résumé par Fabbri lui-même. Barthes, via Saussure, s’inscrivait dans “la vieille culture humaniste” des arts libéraux mettant le langage au centre de la vie sociale. D’où son succès (Observons néanmoins que l’hérméneutique a une source religieuse et non humaniste: l’exégèse des Saintes Ecritures). Eco, via Pierce, élargit le paradigme à d’autres types de signes (que linguistiques), avec la taxinomie connue (indice, icône, symbole). En fait, on ne quitte pas l’horizon du texte. L’objet fondamental reste la langue, d’où la recherche sur les fantasmes de langue originaire, “la langue parfaite” (celle de Lulli ou aujourd’hui l’esperanto). La mass-médiatison des travaux sémiotiques a vulgarisé un jeu universitaire sans rompre avec le milieu universitaire (des signes sur des signes: traduction critique, commentaire). Simplement, au lieu de décoder des écrits, on s’est mis à décoder, à “déconstruire” le catch, le tour de France, Marlon Brando et James Bond. En somme, le monde entier est devenu texte, et l’Université à phagocyté l’actualité. On a élargi l’amphi à la planète. Comment ? En étendant un même lexique de base à la peinture, au cinéma, à la danse, à la mode etc…, toutes formes expressives ayant en commun de signifier, d’articuler des signes; de constituer des vocabulaires, sous des modalités matérielles variables, produisant différents systèmes de signification dont la complexité peut toujours s’analyser en éléments premiers et constants, en minimaux irréductibles: des signes grammaticaux. Un invariant “parole” est ainsi décliné. On peut établir des dictionnaires de tout: des gestes, des plats cuisinés, de robes, de couleurs, etc… Avec cet avantage que tous ces domaines, pour hétérogènes qu’ils semblent, renvoient les uns aux autres, comme le fait un article dans une Encyclopédie. torna al rimando a questa nota
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