Paolo Fabbri, Le tournant sémiotique


Paolo Fabbri, Le tournant sémiotique, Paris, Lavoisier, Col. Formes et sens, 2008, 164 page.
Driss Ablali (Université de Franche-Comté, Laseldi), Nouveaux Actes Sémiotiques [ en ligne ]. Comptes rendus, 2011. Disponible sur : http://revues.unilim.fr/nas/document.php?id=3621. Publié en ligne le 25 janvier 2011.


Dans une note en bas de la page 491 de Kant et l’ornithorynque, U. Eco reconnaît à mots à peine couverts que la théorie sémiotique qu’il a développée sur plus de 40 ans souffre d’une lacune : il lui manque une réflexion sur le sujet d’énonciation. Mais comme le temps ne lui permet pas de réfléchir à l’intégration de ce paradigme dans sa théorie sémiotique, il rappelle le gain pour les sémioticiens de suivre les propositions de P. Fabbri. Et c’est justement cette question de l’énonciation qui rôde partout dans le Tournant sémiotique de P. Fabbri.
Par quoi commencer ce compte rendu ? Par le commencement : enfin un livre de Fabbri en français1 !!! Nous laissons aux spécialistes de l’édition le soin de nous expliquer les raisons tardives de cette bonne brise !!! Et comment le définir ? Difficile de trouver une réponse qui fera l’unanimité. Je dirais simplement que ce n’est pas un livre comme les autres. Mais son originalité est, je pèse mes mots, absolue. C’est un livre qui fait place à un genre que les sémioticiens écrivent rarement, celui de la leçon. L’auteur en fait trois : trois leçons données à l’université de Palerme, et il s’en explique de la façon suivante : « Le genre de discours qu’il m’a été demandé d’assurer, en l’occurrence, est celui des leçons. […] Or l’indication de genre rassure. Je ne suis pas là pour raconter des histoires ou pour discuter de certaines théories ; je suis là pour tenir des leçons, pour enseigner quelque chose à quelqu’un, pour partager avec vous mes idées sur un certain sujet. » (p.33). Il s’agit d’un livre qui ne fait l’apologie d’aucune théorie : ce n’est pas un manuel, ce n’est pas un livre à visée didactique avec une cartographie et un vade-mecum. C’est un livre dont le style est si peu conventionnel qu’il ne ressemble à rien de connu dans la chapelle. Il ne constitue pas non plus un ensemble homogène cimenté par une problématique unique et constante. Il n’emprunte jamais la moindre voie classique pour préférer des chemins plus tordus, plus sinueux, certes plus risqués mais tellement plus enrichissants. Pour le reste, c’est la sémiotique telle qu’elle se fait, mieux : telle qu’elle se pratique, au quotidien, qui est prise en compte.
La première leçon, « La boite des chaînons manquants », relève de l’historiographie de la discipline. L’auteur y développe les grands thèmes de la « tradition humaniste » de la sémiologie. S’ensuit la passionnante idée de faire de la sémiotique, comme le proposait l’étudiante de R. Barthes dans L’aventure sémiologique, une critique de l’idéologie. Il faut le dire, Barthes est la référence principale de ce livre, et dans les trois leçons, il est présent dans les sections les plus lourdes, dès qu’il s’agit de réflexion théorique ou épistémologique. La deuxième partie de cette leçon est consacrée à U. Eco, que Fabbri présente comme un sémioticien anti-saussurien, fidèle à la tradition phénoménologique de Peirce. C’est autour de la question de l’inférence, évoquée à propos de l’« histoire du signe », que Fabbri revisite la sémiotique d’Eco pour montrer que la « notion de signe est avant toute chose un obstacle épistémologique pour la sémiotique » (p.52). L’auteur donne plusieurs exemples pour montrer qu’une approche taxinomique est incapable de rendre compte de la complexité du phénomène du sens. D’où la nécessité d’introduire dans les textes « une dimension traditionnelle de la rationalité » pour éviter « la fuite des signes » qui pourrait conduire le lecteur, pas le lecteur sérieux et normal, mais le « fou » et le « paranoïaque », vers la surinterprétation. C’est dans cette leçon que viennent se loger également les questions de la référence et du rapport entre les signes et le monde naturel. Fabbri rappelle, à cet égard, l’un des postulats de ce qu’il appelle la « sémiotique réductrice » (p.60), qui a toujours déclaré qu’elle « n’avait à sa disposition aucune stratégie de corrélation entre les signes et les choses ». Les temps ont changé, pense Fabbri, et toute frontière entre mots et choses doit disparaître, comme l’avait allégué depuis longtemps M. Foucault à travers la notion de « formation discursive » : « pour comprendre la notion variable d’illégalité, c’est-à-dire l’image qu’une certaine époque se fait de la délinquance, il faut aller voir comment dans cette époque sont construites les prisons réelles, et non les discours sur les prisons » (p.61).
Ici une parenthèse s’impose pour clarifier la position de Fabbri, qui ne fait que reprendre, comme il le dit lui-même, les idées de Foucault en critiquant le principe de l’arbitraire du signe (p.57) : la réalité dont doit s’occuper le sémioticien n’est pas la réalité des mots, ni la réalité des choses, mais celle des objets, les objets comme produits de la rencontre entre les mots et les choses : « l’assomption du “tournant sémiotique” est le contraire : il n’est pas possible, comme on l’avait cru, de décomposer le langage en unités sémiotiques minimales, pour ensuite le recomposer et attribuer le sens au texte dont elles font partie. Il est nécessaire, au contraire, d’avoir à l’esprit que nous ne réussirons jamais à faire cette opération […] Il n’y a que par ce biais qu’il soit possible d’étudier cette relation curieuse que sont les objets, “objets qui peuvent être en même temps paroles, gestes, mouvements, systèmes de lumière, états de matière, c’est-à-dire tout ce qui est en jeu dans la communication”. » (p.63). Dans cette leçon, Fabbri revient sur plusieurs postulats sémiotiques qu’il n’hésite pas, avec une belle témérité, à critiquer. Il tient, par exemple, à abolir toute forme d’opposition entre le digital et l’analogique, contrairement à ce que préconise encore une certaine sémiotique « vulgaire et vulgarisée » (p.64), comme il rappelle avec rigueur les contraintes des modèles linguistiques qui défendent le contenu au détriment de l’expression (p.67). Fidèle à Barthes, surtout au dernier, celui des travaux sur le désespoir, la peur, la nostalgie, il insiste sur une autre façon d’introduire les passions dans l’analyse sémiotique des textes, car les passions « permettent de sortir de l’idéalisme et d’introduire l’affectivité dans le champ des recherches sémiotiques » (p.72), mais dans une optique différente de celles des passions inspirées par les modèles phénoménologiques de Husserl et Merleau-Ponty.
Dans la deuxième leçon, l’auteur continue sur le même ton à chevaucher les théories sémiotiques avec un recul épistémologique qui lui permet de pointer de façon judicieuse les grandes lacunes, non parfois, sans les critiquer, dans une totale sérénité. Je laisse au lecteur le soin de découvrir les victimes, d’ailleurs peu maltraités de ces critiques. Il commence cette leçon, toujours en citant Barthes, et en posant la question des modèles : accéder au sens et en dire quelque chose de sensé est inimaginable sans la modélisation. Fabbri ne s’empêche pas de reprendre à nouveaux frais l’une des notions qui a fait couler beaucoup d’encre en sémiotique, à savoir la narrativité, pour dire que la nature de la substance n’est pas définitoire du sens. Tout est narrativisable : un ballet, une pantomime, une organisation spatiale, une musique. Greimas, à cet égard, pensait aussi la même chose. Il suffit de lire le Dictionnaire de sémiotique pour s’en apercevoir. Mais ce que Fabbri ajoute, ou croit ajouter par rapport à Greimas, c’est de rendre aussi les passions narrativisables : « la narrativité est radicalement un “acte de configuration de sens” à travers des actions et des passions ; celles-ci peuvent être organisées du point de vue soit de la forme de leur contenu, soit de leur sémantique, et peuvent être manifestées par des formes expressives variées (verbales, gestuelle, musicale, etc.). » (p.86). Or si l’on regarde de plus près la question des passions en sémiotique, on voit sans ambages qu’il y a deux sémiotiques des passions. La première a commencé dans les années 80 dans Du Sens II de Greimas, et va dans le sillage de ce que propose Fabbri. On peut ici rappeler que pour Greimas, la « colère », par exemple, se présente comme « des condensations recouvrant, pour peu qu’on les explicite, des structures discursives et narratives fort complexes » (1983 : 225). D’autres études ont essayé d’approcher les passions à partir de leur discursivisation. C’est le cas de l’étude de « désespoir » chez Aragon par J. Fontanille ou de la « passion » chez Stendhal par J. Géninasca. La deuxième sémiotique des passions a commencé, non pas comme le pense Fabbri, avec Sémiotique des passions de Greimas et Fontanille, mais bien avant, avec le grand travail d’H. Parret, Les passions : Essai sur la mise en discours de la subjectivité. D’ailleurs Parret reste le grand absent de ce livre, aussi bien du côté des passions que du côté de l’esthétique, thème cher aussi à Fabbri, et sur lequel le sémioticien belge a consacré plus d’un livre. Il convient, avant de poursuivre, de souligner aussi que Fabbri propose de nouvelles pistes pour explorer la « passionalité », comme celle qui consiste à « voir quels types d’actions et de raisons provoquent certains types de passions. » (92). Pour sémiotiser la configuration de l’espace passionnel, l’auteur met en place quatre composantes : « la composante modale », « la composante temporelle », « la composante aspectuelle » et « la composante esthétique ». Dans cette leçon, l’auteur expose également son point de vue sur la question du continu, sur la sémiotique de l’image et sur la capacité du non verbal à traduire le verbal. Elle se termine sur le problème de l’énonciation à travers la figure de la métaphore que Fabbri considère aussi comme un principe totalement sémiotique. D’ailleurs c’est par le biais de la parabole que Fabbri souhaite jeter des passerelles entre la sémiotique de l’inférence d’Eco et la sémiotique de la narrativité de Greimas : « ici se rencontrent peut-être deux sémiotiques, depuis longtemps déjà séparées : la sémiotique de l’inférence et de la cognition (Peirce) et la sémiotique de la narrativité et de la métaphore (Greimas). » (p.128). Et c’est justement en jetant un pont entre Greimas et Eco que le projet de la « sémiotique du tournant » que Fabbri développe tout le long de ce livre se dessine enfin.
Dans la troisième leçon, « Corps et interaction », c’est la sémiotisation de l’énonciation qui est posée. Fabbri rappelle les travaux de Benveniste, (jamais Culioli ni Guillaume), pour montrer que l’on doit réfléchir à une modélisation sémiotique de l’énonciation. Là encore son originalité s’affiche d’emblée : l’essentiel de cette leçon est d’ordre épistémologique, comme en témoigne la partie consacrée à l’« organon sémiotique », où Fabbri en vient à poser une fois de plus, mais de façon complètement nouvelle à mon sens, le problème de la modélisation : « il y a, semble-t-il, une forte demande de la science, pour une sémiotique à valeur d’organon, comme une espèce d’art rationnel, non universel, qui fournit des modèles et des maximes pour le fonctionnement des connaissances cognitives et discursives locales » (p.142).
Comme je l’ai dit ci-dessus, Fabbri dans ce livre n’épargne personne. Je laisse au lecteur le soin d’entrer après moi dans les méandres de cette très séduisante exégèse. Je ne renonce cependant pas au plaisir de dire que le travail de sape se fait de l’intérieur, presque l’air de rien. Il reprend les notions, les traditions, l’héritage et par des déplacements, au début imperceptibles, il fait jouer les règles contre elles-mêmes. Sa rébellion consiste à s’installer au cœur même du projet de la sémiotique, dans ses minutieuses interprétations des textes fondateurs (Saussure, Hjelmslev, Greimas, et surtout Eco) où il traque tensions, contradictions ou incohérences. Le genre dans lequel il écrit tolère la subversion. « En somme, la sémiotique peut garantir sa propre qualité de travail si et seulement si elle offre aux autres disciplines des modèles généralisables d’explication des mécanismes de la signification, c’est-à-dire des formes de contenu dont la substance est la culture humaine. Pour la sémiotique, c’est une question de force majeure de fournir des modèles, tandis que son erreur capitale est de s’offrir comme une sous-espèce de la philosophie générale du langage, laquelle, par ailleurs, sait très bien quoi faire ». (p.157). Vu ainsi, Le tournant Sémiotique est sans nul doute un texte subversif, qui lance des passerelles, déconstruit et d’abord dérange. Le chemin qu’il entend suivre est celui d’une vaste relecture des pratiques et des discours. En posant plus de questions qu’il n’en résout, ce livre ouvre sans forfanterie ni poudre aux yeux de nouveaux espaces d’interrogations et propose de nouveaux concepts et outils d’investigation. Une question toujours en cache une autre, tout est plus compliqué qu’on ne pense.
Je passe, car il faut passer, sur certaines des vertus de cet opus, pour en arriver à « La boite des chaînons manquants ». La question que le lecteur de ce compte rendu pourra se poser après cette brève présentation est la suivante : quels sont ces « chaînons manquants » ? On l’a sans doute compris : avec ce titre, Fabbri appuie là où ça fait mal. Sans entrer dans les détails, je rappelle quatre principes qui définissent selon Fabbri la sémiotique du tournant : le principe empirique, le principe méthodologique, le principe théorique et le principe épistémologique, et les chaînons manquants sont ceux qui relient ces quatre niveaux. La sémiotique aujourd’hui, d’après Fabbri, ne manque pas d’empirisme ni de méthodologie, comme on y trouve des spécialistes de la théorie et de l’épistémologie. Le problème n’est pas là d’après Fabbri, le problème est comment faire dialoguer un ensemble divisé. Car depuis la fin des années quatre-vingt-dix – ici ce n’est plus Fabbri qui parle – un malaise est réellement perceptible au sein de la communauté sémiotique. Dans la trajectoire analytique suivie par Greimas, les notions sémiotiques d’aujourd’hui, issues de la phénoménologie ou des recherches cognitives, sont moins un point d’aboutissement de ses analyses précédentes qu’une ligne de fuite vers un nouveau paysage conceptuel. Force est de constater que l’emploi de l’appellation de « sémioticien » se heurte ces derniers temps à beaucoup d’images mentales, d’habitudes, de conceptions différentes et à des intérêts divergents. Dans ce contexte, le projet d’une discipline fédératrice sans chaînons manquants s’éloigne progressivement, comme l’idée selon laquelle la sémiotique aurait un objet en propre. D’ailleurs plus personne – à part quelques travaux de Zilberberg et de Landowski – ne réfléchit à la question. Il n’y a plus de noyau dur de la discipline, commun aux sémioticiens, comme il n’y a pas de consensus sur l’objet même de la sémiotique, et encore moins sur les méthodes. Cependant, si la sémiotique n’a plus de limites et de lois a priori dans ses objets ni dans ses heuristiques, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas besoin, pour avoir sens et rigueur, de poser des règles à son activité pour retrouver les chaînons manquants. De façon aussi explicite que possible, la situation actuelle de la sémiotique est faite non d’une accumulation de savoirs exploités en continuité, mais d’une combinaison d’apports latéraux et de superpositions, qui ne se recouvrent plus parfaitement, et qui véhiculent des positions épistémologiques et des réflexions méthodologiques souvent disparates, alors même qu’une trans-sémiotique ou une intersémiotique suppose en réalité un minimum de bases communes. À cet égard, S. Badir va même jusqu’à parler de « la sémiotique en déclin2», en mettant au jour ce qui menace de l’intérieur toute la demeure sémiotique. Cette allégation est intéressante car elle vient buter sur un point essentiel : dans les années à venir il faudrait lire d’abord le portugais, l’espagnol et éventuellement l’italien pour faire de la sémiotique. Car les questions essentielles en sémiotique depuis quelques années déjà sont maintenant posées, non plus à Paris ou à Royaumont, mais en Amérique latine et en Italie. Et le texte de Fabbri peut, à cet égard, avoir en France une vertu éclairante pour que la sémiotique, que le sémioticien italien définit comme « épuisée » (24), « inactuelle », (31), comme un « navire en bouteille », (31), « abstraite », (160), « spéculative », (161), qui ne propose aucune « modélistique », puisse sortir de cette tempête, car les risques de démâtage sont immédiats. D’ailleurs elle ne lui reste que de suivre les voies frayées par Fabbri qui sont des voies qu’elle ne saurait oublier ou forclore. Sous peine de s’oublier elle-même.


Notes

  1. Il faudra quand même souligner, même si l’éditeur ne le fait pas, qu’il s’agit d’une traduction établie par N. Roelens de La Svolta semiotica. Or à aucun moment l’éditeur n’a jugé utile de porter à la connaissance du lecteur cette information, ni de donner le nom de la traductrice. torna al rimando a questa nota
  2. Badir dans un texte inédit en dit ceci : « une sémiotique en expansion et créditée de tous les prestiges intellectuels pouvait chercher à rendre légitimes les caractéristiques épistémologiques et gnoséologiques qui sont les siennes. Mais, depuis, avec la désaffection de ses chercheurs les plus connus de la presse et du grand public (Roland Barthes, Julia Kristeva, Tzvetan Todorov…), le trou d’une génération (celle des quinquagénaires, lesquels auraient été en position aujourd’hui d’assurer sa mise institutionnelle), l’accroissement de l’écart entre une théorie de plus en plus développée et jargonnante et une demande sociale qui, pour sa part, n’a guère évolué, la fuite en avant des objets (des textes jusqu’aux pratiques et aux cultures), on ne sait plus trop à quelles erreurs et quels obstacles de parcours imputer ce qui, en France du moins, a fragilisé la sémiotique ». « Sémiotique et langage. Une présentation historico-épistémologique », à paraître dans Cl. Normand (éd.), Parallèles floues. Autour de la théorie du langage, Paris, Ophrys, 2011. torna al rimando a questa nota
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