La provocation sémiotique de Paolo Fabbri. 1. Babel heureuse ou malheureuse


Yves Jeanneret, Communication et langages, n. 146, décembre 2005.


En proposant aux lecteurs de Communication & langages une présentation tendancieuse de la recherche menée par le sémioticien italien Paolo Fabbri, je suis paradoxalement fidèle à ses options théoriques. En effet, ce dernier présente, comme on va le voir, une approche de la communication sociale dans laquelle c’est l’effort pour traduire, effort à quelque égard violent, qui produit du sens. Pour être fidèle à Fabbri, faudrait-il donc lui être infidèle? L’incongruité de cette question manifeste, d’emblée, la valeur de provocation de l’enquête, très particulière, que celui-ci a engagée.
Les vicissitudes de l’édition font que certains chercheurs étrangers sont traduits et d’autres, non. C’est le cas de Fabbri. Sans doute une enquête pourrait-elle expliquer pourquoi les livres de cet auteur – qui parle très bien le français – ne peuvent être lus en français. Ce n’est pas mon objet ici de l’expliquer. Je voudrais tenter ici une lecture, partielle, de cette œuvre, pour faire apparaître des questions vives, auxquelles sont confrontés tous les analystes du rapport entre communication et langages.
Dans la communauté française, les sciences de l’information et de la communication sont périodiquement renvoyées au face-à-face de la linguuistique et de la sociologie. Bien souvent, par exemple, on discute du rapport entre «le social» et «le langagier», quand on ne va pas jusqu’à poser la réflexion sémiotique comme une sorte d’option facultative, puisque, dit-on, les sémio (les gens du langage) en font, mais les socio (les gens du social) peuvent s’en passer. Ce qui ne va pas sans faire problème, puisque la sémiotique n’est pas l’étude de la langue mais celle des processus d’interprétation et de signification et, à ce titre, elle ne peut pas ne pas concerner tous les chercheurs.
Le contexte théorique très différent dans lequel Fabbri a développé sa semiotica, mais aussi la nature de son projet me semblent permettre de discerner un peu mieux les problèmes. J’ai choisi de présenter cette discussion en deux articles successifs. Le présent concerne le statut de l’hétérogénéité des cultures dans l’enquête sémiotique. Le suivant envisagera les conséquences d’un univers où l’échange ne relève pas du contrat, mais de l’incertitude des visées. Je dessinerai, dans le second article, quelques pistes de discussion de ses thèses. Mais mon objectif est avant tout de faire connaître ces dernières. C’est là, certes, une initiative paradoxale, puisqu’il faudrait lire les textes que je résumerai ici. Mais, en attendant une publication de Fabbri en français, il m’a semblé intéressant de proposer cette perspective, qui peut nous provoquer à penser quelque peu autrement.

1 UNE POSTURE SCIENTIFIQUE PARTICULIERE

L’œuvre de Paolo Fabbri est très originale, par ses thèmes, par son style et par ses préoccupations. A certains égards, son travail s’inscrit dûment dans une discipline. Elève de Greimas, il a participé avec Eco au développement du centre de recherches de Bologne et présidé l’association italienne de sémiotique, une discipline qu’il enseigne aujourd’hui à Venise. Il porte un projet éditorial de grande envergure, qui rassemble les travaux de sémioticiens italiens, tout en poursuivant un programme méthodique de traduction, concernant des auteurs du monde entier. Au fil de cette activité, il ne cesse de mener une discussion critique sur l’objet de la sémiotique, ses enjeux, ses exigences, ses perspectives.

La semiotica n’est pas tout à fait la sémiotique

Sémioticien pur jus, donc? Les choses sont plus complexes, pour plusieurs raisons. La première est sans doute qu’il y a beaucoup de définitions de la sémiotique. Celle de Fabbri est particulière. L’étendue des objets qu’il considère est grande, de la peinture de la Renaissance aux rumeurs médiatiques, du métier d’agent secret au langage des sourds, de la catharsis à la dissuasion nucléaire. Tous les textes de Fabbri visent avant tout une question théorique, mais tous partent, pour la poser, de l’examen de situations et d’objets précis. Ce couple d’une question vive et d’un objet privilégié, le second permettant à la première de se préciser, définit bien son travail.
Ce n’est pas pour autant qu’il se définit, à l’instar certains sémioticiens, comme le spécialiste d’un moyen d’expression, la photographie, la télévision, le texte littéraire1. Et, en particulier, il ne choisit pas son camp, entre une sémiotique de l’art, une sémiotique des médias et une sémiotique des objets quotidiens: il rejoint d’ailleurs, dans cette indécision positive, une tradition qui unit Barthes à Eco – même si sa perspective est beaucoup plus proche du premier que du second. Ces trois domaines sont un espace qu’il arpente pour trouver des questions transversales, ou plutôt circulantes. Celles-ci concernent l’économie des pratiques signifiantes dans la société, la façon dont les textes de toute nature s’inscrivent dans des processus de communication et de sens, les rapports entre ce qui se comprend et ce qui se ressent. Et, face à tout cela, la visée du sémioticien lorsqu’il considère un tel ensemble. Dans la dernière page de son Tournant sémiotique, Fabbri commente une formule de Umberto Eco, «la vie est cruelle, mais il faut continuer à vivre», Fabbri nous livre une formule qui définit assez bien sa visée, comme le tour de son style:

Je me rends compte que penser le nouveau est cruel, mais je crois aussi que c’est absolument indispensable. Je le répète, une discipline compte, non dans la mesure où elle est nouvelle, mais dans la mesure où elle devient nouvelle. Au moment où elle opère un tournant.2

C’est donc, aussi, nécessairement, à une façon d’écrire la sémiotique et de la parler que nous avons affaire avec les textes denses, dynamiques et souvent facétieux de Fabbri. Si son travail a reçu une pleine consécration universitaire, le discours qu’il tient dans ses textes, souvent issus de prises de parole, ne se limite pas au rôle de d’intellectuel spécifique, pour reprendre les termes de Foucault. On le comprendra en considérant les trois livres que j’évoquerai dans cet article. Le premier, Le tournant sémiotique (La svolta semiotica), est issu d’une série de conférences données à Palerme sur les enjeux de la discipline sémiotique, par un auteur qui considère que, dotée d’une jeune histoire, celle-ci doit reconsidérer ses visées et ses ressources. C’est donc une discussion concise mais serrée, portant les traces assumées d’une conférence orale, qui reprend les choses à la base, un peu comme un manuel, mais les porte à la pointe des controverses actuelles. Il en résulte une étonnante rencontre de la synthèse et du questionnement. Le second, Eloge de Babel: traduction, transposition, transmutation3, est un recueil de textes courts, prononcés en des circonstances diverses, depuis un colloque sur Georges Orwell au centre Beaubourg jusqu’à un séminaire organisé à Spolète sur le récit des origines, en passant par quelques articles publiés dans la revue sémiotique Versus. Ces écrits et paroles de circonstance, assumés comme tels, révèlent en quelque sorte, a posteriori, une investigation continue et incessante sur la question de la traduction et de l’intercompréhension. Le troisième, Signes du temps: un lexique politiquement incorrect4, reprend toute une série d’articles courts, consacrés dans le quotidien L’Unità à des mots circulants, auxquels Fabbri impose un travail de décapage radical, considérant leur régime, leur étymologie, leur forme, mais aussi les rapports complexes qu’ils entretiennent avec des images, des objets, des faits de mémoire: ainsi de l’obsessionnel agenda, des mal nommés kamikazes ou de la soi-disant désinformation. Dans ce dernier ouvrage, Fabbri reprend, avec d’autres moyens, le projet de Barthes de faire du travail sémiotique une critique de l’idéologie.

La science comme transformation des objets

Ces textes se rattachent, comme on le voit, à une posture intellectuelle. Celle-ci définit l’activité scientifique comme un mode d’intervention, théoriquement armé mais fondé sur une subjectivité pleinement assumée, au sein d’un univers de pratiques, celles qui définissent la communication, le sens, l’influence. Pratiques elles-mêmes en constante redéfinition. C’est un style d’écriture et de pensée qui, s’il porte la trace d’une formation menée au contact de l’école de Paris, se donne des critères et des audaces fort différents. Pour Fabbri, le chercheur est l’un des acteurs qui contribuent à la production sociale du sens. Dans cette activité, la sémiotique est une ressource, non une référence:

un organon (et non […] un canon), une sorte d’art rationnel, non universel, qui fournit des modèles et des maximes pour le fonctionnement des connaissances et des discours sociaux.5

Il s’agit bien de mettre en œuvre des outils d’analyse capables de révéler certaines dimensions du social, celles qui tiennent particulièrement à la construction du sens, des savoirs et des croyances. Ceci, parce que ces analyses déplacent quelque chose, transforment les objets qu’elles saisissent, et, par ces déplacements et ces transformations, mettent en relief certaines dimensions de ces objets. En somme, la science est pour Fabbri l’une des multiples opérations de transformation qui donnent naissance au sens, avec, pour critère, que ces transformations sont révélatrices de phénomènes non pensés jusque là. Une définition du savoir, on le voit, très proche de celle de Foucault.
Nous pouvons le comprendre en nous arrêtant sur un exemple assez simple. Lorsque Paolo Fabbri, associé à Bruno Latour, produit l’analyse d’un texte de recherche publié par des spécialistes des sciences de la nature6, il entend échapper à une bataille aussi virulente que vaine, celle qui oppose les tenants de l’objectivité absolue de la science aux dénonciateurs des stratégies mesquines des chercheurs. C’est possible parce qu’il porte réellement attention à un certain nombre de traits matériels de ce travail. Il met en évidence la façon dont chaque texte en convoque une foule d’autres et décrit les transformations successives des représentations du réel, montrant ce dernier instrumenté, observé, réduit à des chiffres et à des graphiques, introduit dans des récits et des arguments. D’autres, avant lui, avaient avancé des hypothèses sur la rhétorique des textes scientifiques ou tenté de modéliser un «langage scientifique». Mais personne n’avait encore décortiqué avec une telle précision les transformations et les réinvestissements dont est fait le circuit qui mène de l’expérimentation scientifique à l’argumentation d’un «papier». Le travail, très précis, de Fabbri, fait fonctionner la sémiotique comme un organon dans le cadre de l’enquête anthropologique initiée par Latour7. Ce dernier veut comprendre comment s’opèrent les médiations entre les phénomènes de la nature et les représentations d’un groupe de scientifiques, puis entre ces représentations et la conviction, partagée par une discipline, qu’il y a bien là un fait. L’étude des situations, objets, artefacts, images, termes, et jusqu’au jeu des personnes et des adverbes donne à ce projet le corps matériel de son développement. Le travail sémiotique est un acte de connaissance caractérisé par un effet de déplacement:

Dans cet article, nous avons opéré deux transformations: une extension et une inversion. Nous avons étendu à un article de science exacte une analyse dont les concepts ont été forgés pour les textes littéraires; nous avons montré que la littérature scientifique est une partie de la littérature, invitant par là d’autres chercheurs à ne pas se laisser intimider par l’aspect rébarbatif des textes scientifiques […] Le renversement consiste en ceci: on étudie toujours la science en termes spéculatifs, comme une activité tournée vers la nature. Nous avons inversé ce rapport et considéré la production scientifique, en termes militaires, comme une série d’opérations tournées vers le champ d’étude.8

On pourrait montrer, au prix d’une analyse détaillée de l’article et d’autres textes de Fabbri, que je n’ai pas loisir de développer ici, que cette conclusion est en-deçà des enjeux réels de ce travail, parce que replier le problème sur la figure littéraire et la métaphore militaire ne rend que partiellement compte de ce qui est mis en œuvre dans l’analyse.

Loin des antithèses classiques

On voit bien en effet, d’emblée – avant d’approfondir plus loin cette notion – que cette sémiotique-là n’a pas grand chose à voir avec ce qu’on appelle souvent «sémiotique» dans les controverses sur cette discipline en France, cette caricature d’un travail d’étiquetage des signes qui ferait de tout acte social un fait de langage. Sa matière est constituée d’une masse d’objets: la sémiotique n’est pas, pour Fabbri, une théorie des types de signes, mais plutôt une analyse de la façon dont tous les objets qui nous entourent, quels qu’ils soient, se chargent de sens. En proposant une première approche9 de l’inventivité sémiotique des chercheurs en sciences exactes, Fabbri mobilise une série d’analyses techniques. Il prend en compte la spécificité des formes et l’importance des contextes. Cela lui permet de ne pas réduire le travail des scientifiques à l’illusion qu’ils ne font qu’enregistrer le réel, sans pour autant aboutir à la conclusion simpliste qu’il s’agirait là d’une fiction comme les autres10.
En somme, ce travail sémiotique, d’une nature particulière, déplace le regard pour rendre visible ce que l’idéologie scientifique laisse de côté. Ce qui permet de raconter le travail scientifique d’autre manière. «Le laboratoire, écrivent Fabbri et Latour, produit des matières, qui produisent des chiffres, qui donnent des modalisations11, qui emportent la conviction»12. Beaucoup pensent que cette analyse, sous prétexte qu’elle donne une place essentielle au texte et au sens, nie l’effort de connaissance des scientifiques. C’est le contraire qui est vrai. Seule la considération de cette visée cognitive permet d’élaborer la définition particulière des signes qui caractérise l’approche de Fabbri. Le déplacement est donc double. La sémiotique ne peut déplacer le regard sur le processus de production et de validation des connaissances (c’est-à-dire, finalement, produire une réelle analyse communicationnelle de ce qu’on appelle le «jugement des pairs») qu’en transformant ses propres concepts pour prendre en compte, précisément, ce qui, dans les signes créés par les scientifiques, rend visible une certaine teneur empirique et théorique de leur travail. Comme l’écrit Fabbri, revenant plus tard sur cette expérience, l’analyse des pratiques scientifiques exige une élucidation sémiotique, sans laquelle ces dernières seraient vides de sens, mais il s’agit nécessairement d’une sémiotique particulière, élaborée au contact d’un objet qui résiste aux méthodes classiques.

Les mots et les instruments sont associés réciproquement en une séquence signifiante qui est capable, en même temps, d’être constructive (à partir d’une subjectivité qui pose l’objet) et parfaitement objective (du point de vue de la reconnaissance d’un fonctionnement impersonnel du monde). La vieille relation entre les signes et la réalité, entre les mots et les choses a peu à voir avec tout cela13.

C’est à ce prix que l’analyse sémiotique, qui progresse conceptuellement en s’empoignant avec une pratique sociale qui résiste, peut faire son travail de déplacement et mettre en visibilité la dimension symbolique et rhétorique de l’activité scientifique. Ce que le face-à-face entre théoriciens du vrai (épistémologie idéale) et obsédés des petites combines (sociologie tactique) interdit d’analyser, parce que, dans ce cadre, ces phénomènes sont tout simplement invisibles.

Le choix de la discussion

Cet exemple, que j’ai choisi parmi beaucoup d’autres possibles, résume assez bien les traits saillants du travail de Fabbri, sur des sujets parfois très éloignés. Je souhaite mettre particulièrement en évidence ici ce qui peut provoquer la communauté française des SIC, car, même si Fabbri appartient à une autre discipline – ceci, nécessairement, l’économie des disciplines étant différente dans les deux pays14 – il discute des questions théoriques essentielles pour le développement des SIC.
Il me semble que, par certains traits pleinement affirmés de son travail, Fabbri adresse une provocation aux analystes de la communication: son approche de ces processus en termes de transformation, la liberté dont il fait preuve pour s’affranchir de certains cadres de pensée qui paraissent consubstantiellement liés à la sémiotique, l’effort qu’il fait pour élaborer ces concepts à partir de situations précises, la clarté avec laquelle il tire les conséquences ultimes de ces options.
Je souligne tout particulièrement deux traits marquants de ce qu’on pourrait nommer sa physionomie scientifique, dans la mesure où ceux-ci sont indéniablement présents dans la recherche française, sans y connaître un développement aussi explicite que chez cet auteur. Il cherche à redéfinir l’espace scientifique de la sémiotique: choisissant de la détacher radicalement de tout projet d’inventorier les signes et les situations-types (qui obsède littéralement par exemple l’analyse de discours appliquée en France aux médias, sous l’égide de Patrick Charaudeau) il en fait une approche des processus qui permettent à tout type d’objet, dans des situations sociales définies, de se charger de sens. Barthes écrivait déjà: «Tout signifie, ou rien ne signifie»15. Cette formule, prise au sérieux, conduit à penser qu’il n’existe pas des objets particuliers ou des catégories d’objets particuliers qui auraient la propriété d’être des signes, mais des processus qui confèrent à certains objets, dans certaines conditions, cette qualité: dans l’exemple cité, des specimens de matière, des calculs, des actes de rassemblement de textes, des mouvements de discours. On peut résumer cela par une formule. Pour Fabbri, la sémiotique est moins la vie des signes dans la vie sociale que la vie des objets dans la vie signifiante. D’autre part, l’œuvre de Fabbri manifeste un souci quasi obsessionnel de mettre en accord cette posture théorique avec la problématique et l’écriture des textes, si bien que les concepts qu’il a dégagés pour définir son approche du sens s’appliquent, de façon réflexive, au savoir qu’il élabore. On peut le voir en suivant le développement de l’une de ses thématiques centrales.

2 L’ELOGE DE BABEL, UNE POSTURE THEORIQUE SUR LA COMMUNICATION

La formule d’un éloge de Babel, qui figure en titre d’un des ouvrages de Fabbri, ne concerne pas que cette œuvre. Elle éclaire l’ensemble d’une démarche théorique et empirique, parce qu’elle porte à ses limites une certaine remise en cause des théories de la communication. L’analyse des textes et des signes, telle qu’elle est réalisée par les linguistes et les sémioticiens, postule toujours des hypothèses anthropologiques sur ce qu’est le processus de communication: hypothèses qui, peu discutées en elles-mêmes, structurent très profondément toute approche particulière d’une situation, d’un texte, d’un genre. Or Fabbri discute de façon radicale la plus résistante de ces figures, celle du contrat, tirant toutes les conséquences du fait de penser l’acte d’expression et l’acte d’interprétation dans un contexte marqué par l’incertitude sur les normes et l’impureté des codes. Ainsi l’éloge de Babel est-il plus qu’une figure de style. C’est une sorte d’expérience de pensée à caractère épistémologique. Comme si Babel, au lieu de manifester un désordre des langages, en décrivait le fonctionnement essentiel. Je crois cette provocation majeure très heuristique pour ceux qui cherchent à comprendre à quoi jouent les hommes lorsqu’ils communiquent.

Babel heureuse?

Je partirai de la façon concrète dont la figure de Babel intervient dans un texte particulier de Fabbri. Il s’agit d’une communication prononcée dans le cadre d’un colloque sur le récit des origines, qui reprend une expression célèbre de Barthes, «Babel heureuse»16. Ce texte est typique du tour intellectuel de Fabbri, de la façon dont il interpelle et provoque son lecteur.
La réflexion tire argument d’une circonstance, l’invitation faite par les littéraires au sémioticien. Mais, plutôt que de traiter simplement un cas de récit fondateur, il fait de la question posée un problème théorique, ce qui autorise une discussion sur le projet sémiotique lui-même. On sait en en effet que l’un des interdits fondateurs des sciences du langage est la décision, inscrite dans les statuts de la société linguistique de Paris, dès sa fondation, de proscrire les études sur les origines du langage. En somme, pour s’originer, la linguistique avait besoin d’interdire la question de l’origine. Cette évidence, Fabbri va la remettre en cause. Ce n’est évidemment pas une question anecdotique car, dans cet interdit se rencontrent deux postures. Si, en bonne règle positiviste (on est en 1888 lorsqu’elle est énoncée) il n’est pas question de traiter de ce qui offre une empiricité insuffisante (les sources sur les origines du langage sont plus qu’incertaines), l’application de cette règle, progressivement généralisée, conduit à faire comme si la question de la genèse des moyens de notre expression ne se posait pas. Insensiblement, ce qu’on nommera le système des signes semblera être sorti tout armé d’une compétence toujours déjà donnée. En somme, interdire les fictions du passé a garanti, insensiblement, l’avenir d’une illusion.
L’affaire de Fabbri est de remettre en cause cette illusion. La façon dont il procède est révélatrice de sa démarche intellectuelle. Sans nier la difficulté des sources historiques – et donc en acceptant d’abandonner la question empirique de l’origine – il va s’employer à faire apparaître ce qui était malgré tout intéressant dans la question de la genèse des langages, en critiquant cette science du toujours déjà là. Pour ce faire, il va s’engager dans une expérience de pensée à caractère parabolique, une lecture théorique du mythe de Babel.

Je vais pratiquer la Tour de Babel. Il y a une raison (ou une passion) qui me pousse (vér) à ce geste et c’est un exemple d’argumentation figurative. Dans une époque où domine le scientifique, l’intérêt épistémologique pour les systèmes de type inférentiel et syllogistique nous fait oublier que nous pensons aussi par images et paraboles. Mais une parabole pense, une parabole est une structure de raisonnement figuratif et les métaphores sont des façons sagaces de raisonner […] J’espère, je le répète, avec cette métaphore changer de métaphore, c’est-à-dire utiliser le mythe des origines des langues pour sélectionner certains traits qui nous permettent vér de penser au langage non comme un don, ni comme un conduit, ni comme un contenu.17

Notons ici une convergence forte entre théorie de l’objet et théorie de la connaissance. C’est la même conception des processus du sens qui fait prendre au sérieux l’idée d’un mélange des univers signifiants et justifier un recours parallèle au raisonnement logique et à la métaphore, dans une représentation des processus de communication. Fabbri a justifié ailleurs cette vertu cognitive de la métaphore et de la fiction, contre la spécialisation des discours, qui voudrait que toute connaissance soit de l’ordre du raisonnement et tout ornement de l’ordre de la figure18. La métaphore est, pour Fabbri un outil de connaissance, comme le syllogisme peut être pur ornement. Le recours à la parabole de Babel fait partie de la série des textes où Fabbri use de l’analogie, du paradoxe, de l’hyperbole, allant chercher du côté du système stalinien, de la figure de l’agent double, du newspeech de Orwell un mode de présence concentré de la théorie, sous forme de fables qui permettent d’élucider, non le déroulement technique de l’analyse sémiotique, mais ses modèles conceptuels.
La figure narrative de Babel opère bien au niveau conceptuel de l’analyse, celui soumet à discussion les hypothèses tacites généralement admises. Le mythe de la tour et de la confusion des langages est une arme discursive contre les métaphores qui paraissent aller de soi, régissant de façon inaperçue les modèles méthodologiques. La suite du texte montre bien en quoi consiste cette vertu cognitive de la parabole. Dans la mesure où le mythe de Babel pose la question des langages en même temps que celle de la cité (Babel est une cité dotée d’une langue) et que cette question est posée dans un contexte de défiance (Membrote, le constructeur de la tour, est un «Ulysse vertical» qui se méfie des promesses de Dieu) les trois modèles canoniques, du don, du contenu et du conducteur ne peuvent y trouver place. Le don, c’est la vision du système des signes comme un ensemble homogène, le contenu, c’est la conception de la langue comme une collection d’unités de sens, le conducteur, c’est la représentation de la communication comme une opération purement fonctionnelle.

Un travail sur les différences

Le déplacement des métaphores a pour effet d’interroger, parallèlement, la nature des systèmes de signes qui circulent dans la société et les processus qui peuvent contribuer à leur institution. Pour Fabbri, Babel ne constitue pas une pathologie de la communication mais une définition de sa réalité. Ce qui est premier dans son modèle sémiotique, c’est l’hétérogénéité des ressources symboliques dont disposent les membres de la société: une hétérogénéité dont Signes des temps offre par exemple une illustration exemplaire, avec la discussion qu’il mène sur les ambiguïtés, emprunts et décalages, dans la vie des termes discutés. Or – cet aspect important caractérise la teneur particulière de la sémiotique de Fabbri – cette hétérogénéité des ressources de communication ne concerne pas seulement des moyens ponctuels pour formuler des idées ou défendre des valeurs qui leur seraient extérieures, mais des univers de croyance, des façons de se représenter le monde et de définir les rôles dans la communication. C’est à l’intérieur de cette hétérogénéité fondamentale des systèmes de représentation et d’expression, qui impose à toute pratique une dose de mélange, de conflit et de transformations, que peuvent émerger, de façon plus ou moins fragile, plus ou moins figée, des systèmes que leur clôture protège plus ou moins bien du désordre.
Il s’agit sans doute d’une idée qui progresse aujourd’hui dans les sciences de la communication, mais elle est portée par Fabbri à un niveau d’exigence particulièrement élevé. Dans cette perspective, le travail du sens se manifeste par les opérations de transformation, qui d’une certaine façon arrachent les signes à leur isolement pour les rendre traductibles: terme que Fabbri n’adopte que par approximation, car il s’emploie à préciser des opérations de transformation diverses19. Il y a donc chez Fabbri toute une reformulation des visées de la sémiotique du côté d’une analyse des processus de transformation, dont on a vu l’exemple dans le commentaire des textes scientifiques.
Fabbri fait observer que plusieurs théoriciens des signes, parmi lesquels Peirce ou Benjamin, définissent la signification comme une opération de traduction. Par exemple, chez Peirce, la présence du troisième terme dans la théorie du signe (l’interprétant) est la marque du fait que pour recevoir un sens le signe doit être transformé, passer par une métamorphose de ses incarnations. De ce qui n’est peut-être chez Peirce qu’une figure commode (la définition du rôle de l’interprétant comme une traduction) Fabbri fait une réalité sociale majeure. Mais il faut tout de suite marquer ce qui distingue l’approche de Fabbri de celle de Peirce: cette distance tient à mon avis à la notion d’interprétation qu’il mobilise – absolument pas réductible à l’inférence logique – mais aussi à la place importante que la perspective pratique et politique occupe dans son approche. Notons tout d’abord que chez Fabbri, si toute situation pratique de communication relève d’un ajustement entre des principes de pensée, de valeur et de sens hétérogènes, la question de la norme est bien cruciale pour lui. Comment les systèmes d’interprétation et d’expression se stabilisent-ils, se légitiment-ils, trouvent-ils à certains moments une forme plus ou moins figée, plus ou moins imposée? Un tel effort, pour décrire les processus qui rendent les systèmes sémiotiques plus ou moins ouverts (leurs supports, leurs formes de légitimation, leurs figures emblématiques, leur profondeur mémorielle) explique qu’il ne conçoive de sémiotique qu’empiriquement située, portant sur des situations et des objets précis – ce qui ne veut pas dire, j’y reviens, appliquée.
La description des opérations de transformation, échange, mixité chez Fabbri n’est donc pas équivalente à la «sémiosis illimitée» de Peirce, qu’il compare à plusieurs reprise à une nuit où tous les signes sont gris. En effet, la production parallèle du sens et des rapports de communication n’est pas un simple jeu inductif, que chacun produirait de son côté à partir des instructions que lui donne chaque signe (pour Fabbri l’idée de signe isolé n’a pas de sens). C’est la mobilisation d’univers partiellement systématisés, partiellement capables de s’appeler les uns les autres. La mémoire, l’inscription des formes dans une substance, les constructions textuelles, les institutions de qualification des objets constituent des cadres historiques et sociaux, que la pratique travaille et fait jouer, sans jamais pourtant en faire un simple milieu homogène dans lequel l’association des signes se propagerait de façon totalement ouverte. Les chroniques de Signes du temps sont bien, d’ailleurs, des interventions pour faire apparaître ces aspérités dans le monde symbolique et, si possible, en déplacer et reconfigurer les frontières. C’est pourquoi, si Fabbri a bien pour objet, comme Sperber, la contagion des idées – et s’il n’écarte pas l’image d’une épidémiologie – son analyse de la rumeur récuse tout continuum entre le monde naturel et le monde social:

Prima facie, le modèle biologique semble pertinent, mais il faut insister sur le fait que la rumeur ne végète pas dans la biosphère; elle vit dans la sémiosphère, qui a de tout autres propriétés d’émergence. […] En dépit de l’appareil néo-darwinien (réplique, sélection, mutation, etc.) il est légitime de douter de la valeur heuristique d’une approche qui évite toute dimension sémantique20.

Par exemple la rumeur, qui intervient dans la communication comme un «joker», s’intègre bien dans une théorie de la communication comme propagation et transformation constante des représentations, mais elle suppose un partage attentif entre communication interpersonnelle et production médiatique. C’est pourquoi elle demande une prise en compte de son mode très spécifique d’énonciation, cette «quatrième personne» (un énonciateur autorisé mais indiscernable); mais surtout, elle tire son importance de la connivence qu’elle entretient avec une profonde mémoire historique des formes narratives.
Dans ce cadre théorique, chaque texte est en relation avec des structures imaginaires profondément acquises. A mesure que les formes s’inscrivent dans la matérialité des substances d’expression (entendues au sens élargi qu’on a élucidé ci-dessus, bien au-delà d’un inventaire des «canaux») elles suscitent l’engagement des corps dans des processus faits d’institutions, d’inscriptions, de normalisations. Ceci, l’idée d’une interprétation proliférant en chaîne, sous le jeu de l’inférence de proche en proche, ne suffit pas à en rendre compte. Les sujets qu’étudie Fabbri ne cessent de réinterpréter et de traduire ce qui faisait sens avant eux, mais ils le font dans un univers structuré où existent des schémas, des positions, des cadres.
En somme, si Fabbri s’accorde avec Peirce sur l’idée que le sens résulte toujours d’un processus de déplacement, il a intégré, dans la tradition de la sémiotique structurale – dont il ne reprend nullement les méthodes de description systématique – l’idée d’une complexité organisée des constructions dont est chargée la mémoire sociale des signes. S’écartant des deux pôles de l’interprétation fuyante et de la structure fermée, Fabbri, dont la démarche est, à cet égard, proche de celles de Bakhtine et Lotman, entend étudier des processus de reconfiguration, de stabilisation et d’implosion des systèmes. En comme, chez lui, la communication se détache du modèle du code, où comprendre un processus de communication serait le rendre explicite et, d’une certaine façon calculable, pour se rattacher à l’image privilégiée du pidgin, cette activité consistant à récupérer des fragments de structure circulants pour assurer un échange qui n’a pas besoin, pour être pertinent, de reposer sur des règles cohérentes ou complètes.

3 PESSIMISME DE L’INTELLIGENCE, OPTIMISME DE LA VOLONTE21

Mais cette épistémologie du protéiforme ne s’apparente pas à l’indifférence. L’analyse proposée par Fabbri se détache définitivement du projet d’universaliser les codes ou de fixer les contrats de communication, mais elle est attentive à tout ce qui, de fait, permet l’intercompréhension. La traduction est donc pour Fabbri tout à la fois une question théorique et un objet d’observation pratique, l’un ne coïncidant pas avec l’autre.

L’intraductible, une catégorie transdisciplinaire

On le comprend bien par exemple, à la lecture d’un texte intitulé «L’intraductibilité d’une foi à l’autre». Comme le précédent, ce texte met à profit un cas limite, cette fois-ci dûment attesté sur le plan historique: la vie d’un prophète juif qui a vécu à Smyrne au 17ème siècle, Sabbataï Zevi, qui, après s’être fait largement reconnaître comme le messie, s’était converti à l’islam. Si la parabole est utile, cette fois-ci, c’est qu’elle confronte la sémiotique à l’une de ses contradictions majeures. En effet la traduction entre les univers de sens et de croyance (traduction est à entendre ici encore au sens large) est à la fois impossible, sur un plan théorique et constamment réalisée, sur un plan pratique. L’intérêt de cet article tient notamment au rapprochement très original qu’il propose entre les théories sémiotiques de la traduction, les théories anthropologiques de la langue et les théories sociologiques de la production scientifique.
On ne sera pas étonné que Fabbri choisisse, pour y «frotter» sa sémiotique, les terrains difficiles de la science et de la religion, puisque ce sont ceux, par excellence, où l’organisation symbolique (des mots, des gestes, des objets, des processus d’échange) se structurent le plus fortement en univers de croyance. Son analyse pose, sur ces terrains parallèles, la question de savoir jusqu’à quel point ces univers sont traductibles, ou étanches les uns aux autres. Aussi ne peut-elle que mettre en évidence la parenté étrange qu’il y a entre plusieurs modèles explicatifs disciplinaires.
La thèse célèbre du sociologue des sciences Thomas Kuhn, qui présente les grandes théories scientifiques comme des «paradigmes» incommensurables22, suscite une large adhésion, notamment en sciences de la communication, par le fait qu’elle paraît apporter une solution simple à la question de la relativité scientifique. Mais sa clarté n’est qu’apparente, car il s’agit bien de savoir ce qu’on gagne ou ce qu’on perd à présenter le travail scientifique comme une croyance sociale organisée. J’observe particulièrement, à destination de la communauté des sciences de la communication, qu’il s’agit là de l’un des nombreux cas d’emprunts faits aux sciences sociales pour expliquer les processus de communication (objet frontière, mobile immuable, effet cliquet, etc.) qui contiennent, si on ne les interroge pas, une conception a-communicationnelle du social. En effet, le paradigme kuhnien comporte une teneur proprement sociologique, qui consiste à montrer un dispositif complexe associant des positions, des façons de faire, des instruments, des modes de légitimation. Mais il a une face sémiotique, qui tient à l’idée qu’un système symbolique forme un tout, entièrement constitué, procédant d’une sorte de solidarité mécanique: c’est ce qui rend par exemple une expérience, réalisée dans un certain cadre scientifique, impossible à discuter ou à réfuter dans un autre.
Pour Fabbri, une telle théorie correspond à un modèle de l’étanchéité totale des systèmes sémiotiques. En effet, si l’on y explique assez bien comment un groupe social «tient» autour d’un paradigme, il est impossible de faire intervenir des actes de communication dans son évolution: l’abandon d’un paradigme est pensé comme une «conversion» à un nouvel ensemble signifiant, doté à son tour des mêmes propriétés de cohérence et de complétude. En somme – je me permets d’ajouter ce commentaire – la séduction dont cette explication bénéficie, tant en sociologie des sciences que chez certains scientifiques professionnels, tient à ce qu’elle fait, tout comme le supposé calcul épidémiologique de Sperber, l’économie d’attribuer un rôle significatif aux processus sémantiques. Dans la théorie des paradigmes, rien d’important ne se transforme réellement (il y a bien un ajustement des choses dans la science dite «normale»), tout bascule.
En se frottant à cette question, qui paraît à première vue relever d’une spécialité bien éloignée de la sémiotique, du moins si l’on voit dans cette dernière à quelque titre une affaire de littéraires, Fabbri en tire une question théorique beaucoup plus large. Il fait en effet observer qu’une telle position s’inscrit en continuité avec une certaine conception des relations entre langue et culture, celle qui fait de la langue un arsenal conceptuel capable de formater l’ensemble de nos ressources cognitives. Théorie qui, formulée par des anthropologues, Sapir et Worf, a toutes les chances de satisfaire les linguistes, par l’importance qu’elle donne à leur objet.

Le travail à l’œuvre

Précisément, ce qui intéresse Fabbri est, au contraire, d’observer le travail de transformation et de déformation de ces ressources. Il veut montrer que si, en droit, chacun des systèmes sémiotiques paraît incommensurable avec les autres, il existe des acteurs qui déplacent cette frontière en rendant, de fait, les systèmes plus ou moins capables de se saisir et de se comprendre les uns les autres, c’est-à-dire de s’enrichir mutuellement des opérations qui les traitent. On pourrait dire que la sémiotique ne cesse de développer des méthodes qui, cherchant à expliciter la cohérence des systèmes, rendent impossible leur mixité, en même temps qu’elle doit rendre compte du fait que, dans la pratique, celle-ci est réalisée de fait, par les opérations de la récriture. Ce que Fabbri formule de manière on ne peut plus claire:

Dans la traduction, l’un des problèmes que nous rencontrons toujours est celui de l’intraductibilité. Une expérience banale: quand nous sommes devant un mot – par exemple le chinois Ven, que veut dire à la fois «forme» et «projet» – nous nous demandons comment faire pour le traduire. Beaucoup soutiennent que c’est impossible, mais avec une belle paraphrase, voire avec un bon livre entier, on finit par y parvenir. Le langage est élastique23.

La destinée de Sabbataï Zevi est à l’extrême de cette échelle d’élasticité, où d’autres modèles, comme le newspeech ou la société soviétique occupent une position symétrique. Fabbri montre que le messie musulman a réussi des opérations de traductions systématiques qui lui permettent, à l’intérieur des règles de la religion hébraïque, parfaitement respectées et même accomplies de façon emblématique, de faire émerger l’idée qu’on ne peut devenir messie qu’en étant apostat. A l’autre extrême, on trouverait le cas du système soviétique, peint par Alexandre Zinoviev, qui, lui aussi, fournit à Fabbri une expérience de pensée, relevant, celle-ci de la figure de l’hyperbole. Ce système est tellement bien défendu contre toute possibilité de traduction qu’il ne fait que se gloser lui-même, dans un monde livré à la répétition et à la perte de toute question du vrai.
Ici encore, la parabole de l’extrême joue son rôle conceptuel: si le monde de l’homo sovieticus est monstrueux, ce n’est pas au nom de son extériorité (solution rassurante, qui, renvoyant le mal vers l’autre, nous en préserverait sûrement). Le système stalinien n’intéresse pas Fabbri comme un repoussoir mais comme un accomplissement parfait, celui d’une communication qui serait pleinement maîtrisée par le pouvoir, quel qu’il soit. Ce qui l’intéresse, c’est qu’il pousse à ses limites extrêmes le cas d’une société contrôlant son arsenal de signes et de messages. Le modèle extrême dont Zinoviev tire toutes les conclusions assure l’idéal d’un contrôle stratégique de la communication. Il montre que dans un monde où les stratégies de communication seraient réellement maîtrisées, le futur serait toujours déjà présent et passé. La maîtrise de tous les effets possibles irait jusqu’à rendre impossible toute opération productrice de différence, de traduction et de sens. Une figure, là encore, qui nous concerne, puisqu’elle explicite les conséquences ultimes d’un contrôle de la communication:

Il arrive unmoment où l’information portée par les catégories qui s’y investissent s’épuise dans ses variantes. Les écrits significatifs s’amoidrissent, et le mythe qui avait articulé l’espace du sens survit à la seule condition de se répéter dans le temps: comme feuilleton. […] Un contrat à basse fidélité, amphibologique, auquel le sujet participe avec un sentiment d’absence, d’indicible retrait, tandis que le pouvoir qui s’y joue jusqu’à l’épuisement d’une surenchère de signes (son feuilleton), mais produisant une “schismogénèse complémentaire”(Bateson): plus je communique, et plus nous nous éloignons24.

La densité variable des systèmes

La sémiotique est donc bien une étude des opérations qui permettent de traverser la pluralité des organisations possibles du sens. Mais elle ne tire pas seulement de cette étude un modèle théorique: elle considère les efforts des hommes pour stabiliser ou, au contraire, bousculer ces univers – effort qui tranche, finalement, dans le champ des pratiques, conflits et institutions, la question théorique de la structure et de la médiation – comme un objet d’analyse et d’intervention. Si l’on veut forcer le trait, on peut dire que l’aventure intellectuelle de Fabbri consiste à avoir pris au sérieux le programme ébauché par Barthes dans Le plaisir du texte:

Il serait bon d’imaginer une nouvelle science linguistique; elle étudierait non plus l’origine des mots, ou étymologie, ni même leur diffusion, ou lexicologie, mais les progrès de leur solidification, leur épaississement le long du discours historique.25

A ceci près, bien entendu, qu’il ne s’agit jamais chez Fabbri seulement de mots, ni même de «signes non linguistiques», mais d’une situation et d’une pratique globale dans laquelle se font et se défont les découpages, bien en amont de toute typologie des langages. La réflexion de Fabbri fait travailler ce qui était intention chez Barthes au contact d’objets qui lui résistent et lui offrent matière à se préciser. C’est d’ailleurs pourquoi Fabbri s’oppose vigoureusement, à plusieurs reprises, à la conception stratifiée de la sémiotique, qui voudrait dissocier, par exemple, une sémiotique théorique et une sémiotique appliquée. Il commente, sans aménité, cette disjonction défendue par exemple par Eco:

Cette distinction est selon moi une erreur capitale. Avant tout, on ne voit pas pourquoi la sémiotique devrait être réduite à une philosophie du seul langage; au contraire, il devrait s’agir d’une philosophie qui penserait la sémiotique en général et pas seulement le langage verbal. Mais en outre, c’est la distinction même entre le pur et l’appliqué qui doit être discutée. Tout scientifique dirait, aujourd’hui, que cette distinction est institutionnellement utile mais conceptuellement vide.26

Les exemples succincts évoqués ci-dessous montrent bien que c’est seulement au contact de pratiques et de situations que le travail conceptuel s’élucide. Ceci, sans doute, pour trois raisons principales:
– parce que la sémiotique est une analyse des processus qui instituent, stabilisent et confrontent les univers de sens, si bien que le découpage des objets auxquels elle s’attache ne peut être donné qu’en fonction des enjeux et des regards;
– parce que ce devenir signe des objets ne relève pas d’un inventaire de catégories mais d’une pratique globale et matérielle, si bien que la spécificité de ces objets-signes est essentielle pour formuler des hypothèses sur leur sens;
– enfin, parce que le travail sémiotique n’est pas l’analyse abstraite d’une fonction possible, mais une intervention, déplaçant le regard sur des pratiques qui, elles-mêmes, se rencontrent, s’affrontent et se déplacent.

Nous sommes tous sémioticiens

Ce qui a été présenté ici est évidemment très incomplet. Ceci, à deux titres. Il faudrait montrer comment la posture théorique ici développée devient féconde lorsqu’elle est confrontée à des objets divers: par exemple comment elle permet d’aborder la programmation informatique comme une forme particulière de programmation, dans laquelle les limites même de la machine (sa bêtise) révèlent des choses sur notre univers de communication27. Mais il est aussi nécessaire de tirer les conséquences théoriques du «tournant sémiotique» en termes de processus et, indissociablement, d’imaginaires de la communication. Le prochain article entrera plus avant dans ces questions. Qu’en est-il, dans l’univers hétérogène de la Babel sémiotique, des hypothèses mobilisées pour étudier la dynamique des relations entre les hommes?
Je souhaiterais résumer ce qui a été discuté jusqu’ici en une adresse provocatrice vis-à-vis de ceux, très nombreux, dans notre discipline, qui croient que ce qu’ils font ne concerne pas la sémiotique. Nous manipulons des objets, nous interprétons des pratiques, nous nous livrons à des opérations qui font circuler des textes et qui transforment des représentations. Tous. Nous sommes tous sémioticiens. Il est intéressant de réfléchir à la façon dont nous voulons l’être.


Note

  1. Fabbri remarque, par exemple, qu’il faut «sortir de l’idée selon laquelle au fond, il est bien de cesser de penser aux problématiques générales du sens et retourner chacun à sa discipline respective». Il ajoute: «Il souffle actuellement un air de restauration, pour lequel il semble mieux d’étudier de façon très précise un seul point délicat de substance, évitant de poser les formes de l’articulation générale entre ces différents points les critiques littéraires retournent faire de la critique littéraire, les anthropologues retournent s’occuper d’anthropologie, les analystes du cinéma retournent s’occuper seulement du cinéma, et ainsi de suite.» (La svolta semiotica [Le tournant sémiotique], Roma-Bari, Laterza, 2001 [1ère édition 1998], p. 95 (Traductions YJ). torna al rimando a questa nota
  2. La svolta semiotica, Op. cit., p. 86. torna al rimando a questa nota
  3. Elogio di Babele: traduzioni, traspositioni, trasmutazioni, Roma, Meltemi, 2003 [1ère édition, 2000]. torna al rimando a questa nota
  4. Segni del tempo: un lessico politicamente scorretto, Roma, Meltemi, 2004. torna al rimando a questa nota
  5. La Svolta semiotica, Op. cit., p. 71. Fabbri emprunte l’idée d’organon à Latour et l’oppose à l’idée de canon provenant, elle, de Kant. Le canon établit des règles et l’organon des outils. torna al rimando a questa nota
  6. FABBRI, Paolo et LATOUR, Bruno, «La rhétorique de la science: pouvoir et devoir dans un article de science exacte», Actes de la recherche en sciences sociales, 1971, n° 13. torna al rimando a questa nota
  7. J’avancerai dans le second articles quelques hypothèses sur ce qui distingue, en fait, l’épistémologie de Latour de celle de Fabbri. torna al rimando a questa nota
  8. FABBRI, Paolo et LATOUR, Bruno, «La rhétorique de la science: pouvoir et devoir dans un article de science exacte», Actes de la recherche en sciences sociales, 1971, n° 13, p. 93. torna al rimando a questa nota
  9. Le travail initié par Fabbri et Latour a été exemple approfondi dans les recherches dirigées par Baudouin Jurdant sur la manipulation des objets-signes par les scientifiques, comme celles de Philippe Hert sur les écritures de réseau, de Muriel Lefebvre sur la relation des mathématiciens avec les images, de Catherine Allamel-Raffin sur l’inter-instrumentalité chez les physicien. torna al rimando a questa nota
  10. Cf. sur ce point JEANNERET, Y. L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, Paris, PUF, 1998. torna al rimando a questa nota
  11. Les modalisations sont les signes qui, à l’intérieur des textes, indiquent de quelle façon celui qui formule une idée la prend plus ou moins en charge pour lui donner un caractère assertif, incertain, subjectif, etc. Cette analyse, qui est assez classique dans les textes littéraires, joue ici un rôle particulier, dans la mesure où un texte scientifique s’emploie à faire de ce qui est au départ l’hypothèse ou la conclusion de certains une proposition considérée comme objective. torna al rimando a questa nota
  12. FABBRI, Paolo et LATOUR, Bruno, Op. cit., p. 93. torna al rimando a questa nota
  13. La svolta semiotica, Op. cit., p. 74. torna al rimando a questa nota
  14. La discussion sur la perspective internationale est souvent marquée par les catégories américaines, qui opposent les «communication sciences», qui sont un canton de la sociologie, aux «information sciences», centrées très fortement sur les bibliothèques. L’existence, en Italie, d’une tradition sémiotique à forte teneur communicationnelle et médiatique définit la donne dans de tout autres termes. L’un des projets que poursuit Communication & langages est de contribuer à une vision plus complexe des configurations scientifiques internationales. Il ne s’agit pas, en variant les ères géographiques, simplement de lutter contre l’hégémonie américaine. La multiplicité des références est un apport pour le travail réflexif sur la construction des objets. torna al rimando a questa nota
  15. Référence à vérifier, Sur Racine. torna al rimando a questa nota
  16. FABBRI, Paolo, «La Babele felice. “Babelix, Babelux […] ex Babele lux», dans PRETA, L., dir., La narrazione delle origini, Roma-Bari, Laterza, 1991, p. 230-246, repris dans Elogio di Babele, Op. cit., p. 68-84. torna al rimando a questa nota
  17. Elogio di Babele, Op. cit., p. 73. torna al rimando a questa nota
  18. «Metafore et cognizione», dans La svolta semiotica, Op. cit., p. 58-63. torna al rimando a questa nota
  19. A plusieurs reprises, Fabbri distingue entre des formes multiples de «transduction», mais le recours régulier au terme «traduction» (dont je discuterai la pertinence dans le second article) lui permet d’insister sur la dimension pratique de ces initiatives et les enjeux qu’elles soulèvent. La métaphore de la traduction n’évoque pas chez Fabbri la conservation du sens, mais l’effort pour franchir une frontière entre systèmes. torna al rimando a questa nota
  20. «La voce è la matta», Elogio di Babele, p. 180. torna al rimando a questa nota
  21. Cette formule, créée par Romain Rolland et reprise par Antonio Gramsci, me semble bien résumer la tension entre l’espace théorique, où les systèmes semblent incompatibles, et celui de la pratique, où les traductions de fait sont incessantes. torna al rimando a questa nota
  22. KUHN, Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972. torna al rimando a questa nota
  23. La svolta semiotica, Op. cit., p. 105. torna al rimando a questa nota
  24. FABBRI, Paolo, «Fragments d’une histoire: variations sur un thème de A. Zinoviev», Traverses, n° 33-34, 1985, p. 234-245. (texte publié en français). torna al rimando a questa nota
  25. BARTHES, R., Le Plaisir du texte, dans œuvres complètes, Paris, Seuil, 2002 [1973], p. 245 torna al rimando a questa nota
  26. La svolta semiotica, Op. cit., p. 85. Fabbri ajoute facétieusement: «Si vous allez voir quelqu’un pour qu’il finance votre travail, dites toujours que vous réalisez une application, mais que vous le faites grâce à la spéculation abstraite». torna al rimando a questa nota
  27. Réf colloque Beaubourg. torna al rimando a questa nota
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