Le tournant sémiotique de Paolo Fabbri


Leandro de Oliveira Neris, Cygne noir, 2013.
Online: www.revuecygnenoir.org/recension/le-tournant-semiotique-de-paolo-fabbri (consultato il 04/11/2013)


Paolo FABBRI, Le tournant sémiotique, Paris, Lavoisier, coll. « Formes et sens », 2008, 164 p.

L’ouvrage Le tournant sémiotique de Paolo Fabbri pose d’emblée une problématique centrée sur une indécision positive, celle de l’(in)actualité de la sémiotique et de sa valeur heuristique prise globalement. Pour parler d'(in)actualité d’une discipline, il faut d’abord revisiter ses commencements, ses spéculations théoriques, sans lesquels toute critique peut paraître trop superficielle. Et c’est justement une posture spéculative qu’emprunte Fabbri quand il se donne comme tâche de discuter l’entreprise, pas toujours paisible, de travailler avec le sens.

L’analyse dès lors amorcée par l’auteur est organisée autour de trois grandes leçons, genre de discours d’ailleurs choisi pour sa capacité d’« enseigner quelque chose à quelqu’un » et de « partager [des] idées sur un certain sujet » (p. 34). On observe à cet égard que Fabbri n’a pas l’intention, ni le désir non plus, de construire un autre manuel méthodique en forme de guide, d’aide-mémoire ou de répertoire à consulter où les analyses canoniques, bien au goût de la sémiotique, feraient irruption afin de légitimer son outillage analytique. Au contraire, ce qu’on voit se dégager, ce sont des réflexions à caractère incitatif qui situent les enjeux d’une sémiotique aux prises avec des tensions, aussi constructives que destructives, engendrées par de nouveaux horizons intellectuels. À l’aide de textes fondateurs (Saussure, Hjelmslev, Greimas, et surtout Eco), l’engagement de Fabbri consiste à faire émerger du noyau du projet sémiotique des discordances, des contradictions ou des incohérences.

La première leçon, « La boîte des chaînons manquants », retrace de manière historiographique quelques précurseurs qui ont aidé à « construire l’avènement de la sémiotique comme discipline » (p. 42). Deux voies théoriques résument selon l’auteur la sémiotique qui fut pratiquée au début des années soixante. La première a comme représentant Roland Barthes dont les travaux s’inscrivent dans une sémiologie de tradition humaniste, accomplie sous la forme d’une critique des connotations idéologiques. La deuxième, au moment où la sémiologie de Barthes se consolidait, s’est constituée autour du nom d’Umberto Eco dont le paradigme sémiotique se positionnait contre l’héritage saussurien, et en faveur de la tradition inaugurée par Charles Sanders Peirce. En ce qui concerne Eco, la question de l’inférence est évoquée pour montrer qu’une approche taxinomique est incapable de rendre compte de la complexité du phénomène du sens. Cette pensée classificatrice a d’ailleurs favorisé la stigmatisation de la sémiotique comme l’étude d’un inventaire de signes faisant « partie d’un dictionnaire d’éléments préconstitués, exactement de la même manière qu’un imaginaire serait un dictionnaire d’images, un ensemble de signes iconiques déjà donnés, utilisables au besoin » (p. 53). À ce sujet, on pourrait faire référence au projet greimassien du début des années soixante-dix qui, ayant pour base méthodologique la discrétisation des unités, leur compositionnalité et leur structuration, envisageait la construction d’une « théorie du sens » générative, syntagmatique et générale.

Élève de Greimas, Paolo Fabbri, au fil de son activité de recherche, ne cesse de mener une discussion critique sur l’objet de la sémiotique, ses enjeux, ses exigences, ses perspectives, ce qui l’autorise à affirmer qu’il « n’est pas possible, comme on l’avait cru, de décomposer le langage en unités sémiotiques minimales, pour ensuite le recomposer et attribuer le sens au texte dont elles font partie » (p. 63). Dans cette même perspective, Éric Landowski déclare que « pendant longtemps, la sémiotique a été tenue et dans une large mesure s’est elle-même prise pour une méthode d’analyse du contenu. Ingénument, du dedans, ou par défi, du dehors, on lui demandait de dire le sens des textes. Et bien sûr elle ne le pouvait pas1 ». L’assomption du « tournant sémiotique » réside justement dans l’exigence de prendre une orientation contraire et

d’avoir à l’esprit que nous ne réussirons jamais à faire une opération, a priori, de ce genre, et qu’en revanche nous pouvons investir des univers de sens particuliers dans lesquels nous pourrons reconstruire des organisations de sens spécifiques, de fonctionnement du signifié, sans nourrir la prétention de reconstruire des généralisations valables en dernière instance (p. 63).

Or, cette orientation contraire conduit l’auteur à reprendre le débat sur les questions de la référence et du rapport entre les signes et le monde naturel, un rapport qui a pendant longtemps instauré comme seule pensée possible à l’égard des langues naturelles l’artificialité, la simulation, la mimèsis. C’est ainsi que Fabbri provoque une rupture dans les croyances déjà bien établies en une « sémiotique réductrice » qui a toujours postulé qu’elle « n’avait à sa disposition aucune stratégie de corrélation entre les signes et les choses » (p. 60). Il faut dépasser cet abîme discordant entre langage et réalité qui préconise que le monde « a sa propre, radicale, autonomie externe » (p. 59). De ce point de vue, la réalité dont doit s’occuper le sémioticien n’est pas la réalité des mots, ni la réalité des choses, mais celle des objets comme produits de la rencontre entre les mots et les choses.

La deuxième leçon, « Le connaissable et les modèles », reprend la notion de narrativité comme « un des moments théoriques essentiels de la sémiotique » (p. 85). Tout est passible d’être narrativisé : un ballet, une pantomime, une organisation spatiale, une musique, etc. À ce sujet, rien de nouveau puisque Greimas a conçu d’abord son cadre méthodologique comme une sémiotique narrative. L’accent mis sur la narrativité permet à Fabbri d’introduire un aspect important dans la recherche sémiotique contemporaine, à savoir la passionalité. Pour lui, « la narrativité est radicalement un acte de configuration du sens à travers des actions et des passions » (p. 86). L’intérêt de cette posture, c’est de rendre les passions narrativisables. Or, si on regarde de plus près cette question des passions, leur narrativisation faisait déjà partie des préoccupations des recherches de Greimas. Il suffit de lire Du sens II pour observer qu’elles étaient déjà pensées comme des « condensations recouvrant, pour peu qu’on les explicite, des structures discursives et narratives fort complexes2 ». Cependant, d’une manière différente de Greimas, ce que Fabbri propose, c’est une description des formes passionnelles

dans leur structuration interne globale, dans les processus discontinus ou continus auxquelles elles donnent lieu, dans les chaînes synonymiques qu’elles peuvent générer, dans les transformations narratives de différents degrés ou entités auxquelles elles donnent accès et dont elles sont l’effet (p. 94).

Ces observations permettent encore de reconnaître dans les scènes figuratives propres aux passions l’articulation fondamentale qu’entretient l’émotion notamment avec la présence du corps propre. Comme une nouvelle voie théorique réclamée par Fabbri dans Le tournant sémiotique, on pourrait reprendre ici une discussion entamée par Brandt dans son ouvrage Dynamiques du sens3. Inversement à une étude de la passion au sens stricte de l’organisation modale, Brandt propose une réflexion concernant le mouvement affectif qui constitue la pathémique d’un texte. Au-delà de la passion, il faut rendre compte d’un « état logico-sentimental » qui caractérise « à la fois une subjectivité et une objectivité4 ». La pathémique favoriserait ainsi la manifestation d’une « atmosphère affective inhérente à la logique qui règle les possibles d’un espace-temps discursif5 » et qui, dans une sorte de coloration thymique, enveloppe tout le discours.

Dans cette leçon, l’auteur aborde également la question du continu, comme lien posé entre le corps et les émotions, ce qui conduit à l’hypothèse théorique très forte des signes « non discontinus » et « non arbitraires » (p. 100). Elle se termine sur le problème de la relation entre la métaphore et la cognition. Fabbri voit dans cette relation une manière de rapprocher la sémiotique de l’inférence d’Eco et la sémiotique de la narrativité de Greimas (p.128). On serait alors en mesure d’affirmer que c’est justement de la rencontre entre une sémiotique cognitive de l’inférence (Peirce) et une sémiotique narrative (Greimas) que la « sémiotique du tournant » de Fabbri tente de trouver une direction à un modèle envisageable pour une science de la signification.

La troisième leçon, « Corps et interaction », fait état d’un effort de sémiotisation de l’énonciation « non comme phénomène linguistique, mais comme phénomène intégralement sémiotique » (p. 133). Fabbri reprend la notion de métaphore, sur laquelle il a beaucoup insisté au deuxième chapitre, pour introduire ses rapports avec les mouvements d’ordre corporels et les dimensions perceptive et esthésique. Dans ce contexte, une métaphore permettrait de montrer comment « la langue inscrit en son sein une relation très étroite entre passion et corporéité » (p. 137). Ce qui est en jeu, ce sont des « configurations métaphoriques fondant l’existence d’une schématisation abstraite et élémentaire dans les expériences concrètes du monde » (p. 137). L’incarnation du sens et du corps dans le langage exigent ainsi ses droits en faveur d’un dépassement des « vieux » schémas sémiologiques et cognitifs. L’essentiel de cette leçon se construit autour de la problématique de l’épistémologie dans un effort de placer la sémiotique au centre du débat épistémologique contemporain. L’idée de l’« organon sémiotique » s’avère tout à fait intéressante dans la mesure où « il y a, semble-t-il, une forte demande de la science, pour une sémiotique à valeur d’organon, comme une espèce d’art rationnel, non universel, qui fournit des modèles et des maximes pour le fonctionnement des connaissances cognitives et discursives locales » (p. 142). Fabbri entre ici dans la discussion sur la modélisation, c’est-à-dire sur l’utilisation de la structure théorique de la sémiotique pour traiter de nouvelles pratiques. Cette leçon revendique ainsi un élargissement fondamental de l’horizon des pratiques sémiotiques afin de faire dilater ses champs de pertinence pour accueillir de nouveaux objets : un laboratoire scientifique, l’humain et ses instruments (tels le cellulaire, la voiture ou le pacemaker), la guerre et la bombe atomique : « Avant tout, on ne voit pas pourquoi la sémiotique devrait être réduite à une philosophie du seul langage; il devait s’agir plutôt d’une philosophie qui pense la sémioticité en général, et pas seulement la langue verbale » (p. 162).

On voit de toute évidence que la vocation au renouvellement traverse tout l’ouvrage de Fabbri, pour qui la sémiotique d’aujourd’hui a comme tâche non seulement de fournir des modèles adéquats, mais aussi de « montrer (et de démontrer) au monde de la science la capacité descriptive – des textes et des vécus – qu’elle possède constitutionnellement » (p. 163). En ayant comme caractéristique principale de soulever plus de questionnements qu’il n’en résout, Le tournant sémiotique, par les espaces d’interrogations ouverts et les outils d’investigation proposés, préconise un avenir encore à explorer pour les « travailleurs du sens ». Après tout, « la sémiotique n’est pas terminée et il faut, dans une certaine mesure, continuer à chercher » (p. 164).


Notes

  1. Éric LANDOWSKI, Passions sans nom, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 15. torna al rimando a questa nota
  2. Algirdas Julien GREIMAS, Du sens II : essais sémiotiques, Éditions du Seuil, 1983, p. 225. torna al rimando a questa nota
  3. Per Aage BRANDT, Dynamiques du sens. Études de sémiotique modale, Aarhus, Aarhus University Press, 1994, 283 p. torna al rimando a questa nota
  4. Ibid., p. 217. torna al rimando a questa nota
  5. Ibid. torna al rimando a questa nota
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