Nous sommes tous des agents doubles


Da: Le Genre Humain (La trahison), Éditions du Seuil, Paris, 16-17, Février 1988, pp. 325-341.


 

Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes.
Pascal

Avancer l’infâme

Pour les disciplines de la communication, le fruit de l’arbre de la connaissance n’est pas mûr. Les « spécialistes » (linguistes et sociolinguistes, sémioticiens et pragmaticiens, informaticiens et analystes de discours) ne croient plus que l’on puisse réduire l’intrication des actes et des faits de signification et de communication aux signes et aux représentations, aux consensus des codages et des décodages. L’attention est en train de se déplacer sur l’ombre portée des discours (présuppositions, allusions, ironie, etc.), sur leurs formes indirectes plus que sur les directes, sur les capacités interactives de manipulation et d’influence plus que sur les dimensions cognitives et déclaratives.
De la même manière que l’historien qui traite en spie (espion) son paradigme d’indices (Ginzburg) et le sémioticien qui exemplifie la raison abductive par le flair du détective (Eco), les disciplines de la communication se tournent, entre autres, vers les événements où n’a plus cours la monnaie fiduciaire d’une signification « inhérente ». Elles se chargent d’un objet de sens opaque ou translucide où le mensonge et le secret jouent un rôle constitutif en fonction de stratégies et de tactiques interactives (argumentations inconsistantes, conversations exploratives, polémiques, etc.).
Ce genre de discours n’est pas un genre de tout confort. S’il renonce aux formalismes imposés par une représentation logicocognitive et met l’accent sur la dimension interactive (chercher de nouvelles boîtes blanches dans de nouvelles boîtes noires) faite de coups et de jeux des apparences, de nouveaux problèmes théoriques et empiriques se posent1.
Pour changer de rythme, pour débarrasser les sciences humaines des fausses permanences et des durées mal faites, on devrait donner à l’heuristique carte blanche. Pour ne pas produire des vérités sous vide et des analyses moroses et évidentes, il paraît opportun d’introduire quelques figures d’anomalie à côté de l’acteur social dont le portrait-robot (comme producteur et récepteur de sens), rasé de près et avec des habits bien repassés, continue à s’afficher dans les laboratoires des sciences de la signification. Nous proposons ici l’agent double, opérateur marginal et subalterne, mais qui, s’il habite souvent la paralittérature (autobiographies d’espions, revues de divulgation historique, romans de gare), nous vient du chaud des polémiques philosophiques et ethnographiques. En avançant cette figure, qu’un alphabet conventionnel de l’opprobre dit innommable (l’infâme), il ne s’agit pas de louer — ou d’ensevelir — ce double traître; mais de le situer dans les jeux des apparences normales qui articulent le sens et le non-sens de la vie quotidienne. Nous choisissons de nous servir de quelques exemples littéraires où l’intelligence du romancier côtoie la roublardise du conteur (Zinoviev et Volkoff, Borges et Boulle).
C’est parce que «beaucoup de ceux qui étudient l’espionnage pensent aujourd’hui que l’on ne saurait prescrire généralement à un analyste d’adopter des techniques quantitatives, de tenter la construction d’une théorie ou de continuer à compter sur les explications narratives» (Laqueur). Par ailleurs, les narrations décrivent mais orientent aussi les pratiques des services secrets; ceux-ci ne donnent pas que l’image publique de l’agent «mais aussi […] les variations de la valeur […] de la confiance et de la façon dont on peut s’en lasser sans pourtant trahir». Plus encore, cette littérature est considérée comme une ethnographie naturelle de la compétence dont se sert un observateur relié à une organisation pour obtenir des informations d’une autre personne2. Mais surtout parce que la littérature, ainsi que l’agir de l’agent double, n’est pas une partie, mais aussi une parodie illimitée de la communication3.

Des apparences normales

Goffman a depuis longtemps attiré l’attention sur les paralogismes «évidents» de l’existence «mondaine»; à partir d’une perspective stratégique et dramatique, il a exploré subtilement nos (in-)compétences à user des informations et la (dé-)construction naïve et perfide des apparences normales4. Il s’agit des apparences qui permettent à l’acteur social de distinguer entre les moments tendus ou relâchés de l’existence; ces signes d’alarme et leur absence seraient un spectacle produit et soutenu par la convergence de deux faux-semblants. Dans la situation dite normale, «l’individu ne se soucie pas des soucis des autres, y compris de leurs soucis à son égard»; ce qui va de soi est donc mis en scène lorsqu’un individu cherche à découvrir les signaux d’avertissement «tout en dissimulant ses soupçons, tandis que les autres dissimulent la menace […] tout en cherchant les signes de ses soupçons».
Les acteurs sociaux, vulnérables et soucieux, pratiquent la coopération conversationnelle mais aussi le différend des évaluations réciproques des signes et des discours. Le cours de leurs actions est décidé à la lumière de ce que l’un (sujet individuel ou équipe) imagine que l’autre imagine sur son propre compte; tout procès décisionnel est pris dans cette évaluation réciproque des évaluations réciproques des simulacres d’autrui. «… du coin extrême de l’oeil droit je vis bien qu’il voyait que je voyais qu’il me voyait» (Volkoff). On reviendra sur les types de «coups» qui scandent des décisions forcément interdépendantes (actions naïves, de contrôle, de masquage et de démasquage — Goffman), mais par l’examen sagace de ces jeux d’expression nous sommes déjà introduits à l’arsenal des signes tactiques d’alarme et de soupçon — dont la sémiotique reste à faire — ainsi qu’à l’inventaire des dispositifs singuliers et des figures de l’information. Dans une ethnographie naturelle de la communication, qui explore les savoir-obtenir, révéler, dissimuler les informations, ce sont l’indie et le compère, l’inspecteur et le médiateur, la sentinelle et l’otage qui occupent le devant de la scène; les scénarios de base fourmillent de trahisons de toute sorte, combines et provocations, délations et mouillages, sabotages et doubles jeux, infiltrations et prises d’otages5.
Flanqué de ses acolytes communicatifs se présente — d’une allure furtive, pour mieux se montrer — l’agent double, spécialiste de la réversion des apparences et de la conversion des loyautés. Mercenaire de la tradition (translation d’objets banalisés ou piégés; transfert d’un équipement sémantique d’indices, demi-mots, double talks et signes-zéro [«non qu’il montrait le moindre signe d’ivresse mais, justement, il n’en montrait aucun» — Volkoff] à lire entre les lignes pour les déchiffrer, pour se rencarder, etc.), il est aussi le professionnel de la trahison (il machine lignes d’aguet et collusions, camouflages et embuscades, vigilances dissociées et grosses filatures, coups montés et fourrés, etc.).

Philosophes de l’agent double

Ce traître est exposant, trafiquant en moralité, sémioticien doué et pratiquant, compte, parmi ses complices et ses victimes, tout simplement la Vérité, qu’il attire et qu’il lâche dans le marché de dupes de l’interaction stratégique. Ce qui ne pouvait pas ne pas éveiller l’attention des philosophes attentifs à la «profondeur des surfaces».
Dans une glose à Pascal («… maîtresse d’erreurs et de faussetés et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours»), Jankélévitch remarque «le faux agent double appartenant en fait au contreespionnage [qui] saupoudre ses “rapports” au gouvernement ennemi de quelques vagues renseignements exacts…» Il y aurait «donc une vérité fausse et l’une des tâches philosophiques serait justement de lire, sinon en clair, du moins en clair-obscur, la vérité vraie de l’essence de la vérité fausse du mirage». En tout cas c’est dans le malin génie de l’Agent double que, plus clairement qu’ailleurs, «la vérité elle-même est cyniquement récupérée dans un système de tromperie, intégrée comme une pièce de la machine trompeuse» (Jankélévitch).
C’est l’opinion de Klossowski qui interroge aussi ce traître indéfinissable, puissant créateur de doubles, chaman moderne. C’est à la théologie — science du trahir («Au commencement était la trahison…») — et à une philosophie des simulacres qu’il reviendra de poser quelques rébus; on ne saurait trahir quelque chose de réel, un traître ne trahit plus si son geste simule fidèlement les apparences; la fidélité n’est-elle pas le fait d’une falsification, elle-même trahie par la fausse trahison d’une foi vraie? Et, enfin, ce qui nous intéresse plus: «Est-il possible de trahir en même temps les deux camps, tout en acceptant joyeusement le secret?» (Klossowski).

Jeux et secrets d’équipe

La théorie de la communication — qui fait de la philosophie avec d’autres moyens — a su constater l’évidence quotidienne et Pintrication dramatique et tactique de l’action double (Luttwak, Schelling). Goffman la situe sur le plan des jeux logistiques de l’information que différentes équipes pratiquent entre elles et des coopérations ardues que toute équipe doit ménager à l’intérieur d’elle-même par rapport à une autre (ou au public) adjuvante ou antagoniste.
Une équipe peut se définir par les modes d’interaction coopérative entre ses membres dans le but de produire et de soutenir une définition de la situation qui comprend: sa propre image, celle des équipes concurrentes, l’évaluation réciproque de cette représentation et surtout la coopération interne qui est souvent cachée ou contrefaite par rapport aux non-membres. Il existe donc des secrets de scène inégalement respectés et partagés. «Toute équipe a quelque chose du caractère d’une société secrète» (Goffman 1973) et, puisqu’il participe toujours, dans sa vie quotidienne, d’une (ou plusieurs) équipe(s), tout acteur social vit une carrière de conspirateur. Ainsi, la solidarité et la confiance entre collègues à chaque niveau institutionnel seront vulnérables au traître qui se soustrait à la discipline dramatique, à cette loyauté formelle, aux contraintes de tact qu’il faut avoir quant au tact des autres. Si «la socialisation humaine est conditionnée par la capacité de parler, elle est modelée par la capacité de se taire» (Simmel).
A «juste» distance du fanatisme qui en remet et du désenchantement cynique que l’on peut soupçonner de dénigrer et de trahir, il y aurait une position «moyenne» — à redéfinir constamment en fonction des situations (espace, temps, acteurs) — qui implique une crédibilité réciproque. Confiance dure à mourir, que les sujets défendent parfois au-delà des limites de l’invraisemblable, quand les conditions de son maintien sont le plus cruellement violées.
Simmel a vu la consistance et la fragilité que tient, dans la société secrète, la fidélité (qui ne peut être gagnée que si elle est accordée) de celui qui seul pourrait vous trahir. Et qui le fera par ailleurs, si le désir ou l’intérêt le pousse et même s’il n’est plus capable de se tenir «derrière les masques nombreux et les personnages variés (…) dans un aspect muet, non socialisé, l’aspect de quelqu’un figé dans une tâche difficile et traîtresse» (Goffman 1974).
Il faudra alors mouiller le membre conspirateur, le rendre coresponsable avec les autres, peut-être cocoupable, et grossir les traits les moins attrayants de l’ennemi. Et c’est pour ça que le traître exhibe souvent à raison une moralité «véridictoire»: il se libère du carcan du secret, des idéaux «tactiques» du rôle… Et, par ailleurs, l’ennemi n’était pas si inhumain que ça… Il n’y a jamais de traîtres, mais des repentis, des dissociés.

Infiltrations

Or, dans les jeux d’équipe, on décèle un rôle très particulier: c’est l’acteur qui pénètre dans une société secrète sous un faux-semblant et entreprend sa navigation «entre deux eaux». L’informateur est celui qui simule être membre d’une équipe, ainsi il «peut entrer dans l’arrière-scène, obtenir des informations destructives […] pour discréditer le spectacle». On pourrait dire traître celui qui fut membre loyal et qui ensuite a tourné casaque; infiltré celui qui, entré dès le début avec la volonté de trahir, a dû payer son intégration en acceptant toutes les règles de fidélité (qui peuvent aller jusqu’au crime). Il faudrait nuancer, mais il m’importe ici de faire remarquer que tout les deux paraissent bien placés pour jouer double jeu en révélant les secrets de l’équipe à laquelle ils transmettent les secrets de l’autre.
Ce sont peut-être ces propriétés formelles des positions interactives qui expliquent la rigidité bureaucratique des règles d’accès et de contrôle interne caractérisant les institutions (totalitaires, en particulier). Ce fut certes le cas des partis communistes en Occident, la nuance idéologique mise à part, bien sûr. «En 1954, Pierre Mendès France, quelques semaines après son arrivée au pouvoir, est averti que les délibérations du comité de défense nationale en date des 26 mai et 28 juin ont été communiquées au parti communiste. C’est ce que prétend prouver le commissaire Dides, spécialiste, depuis l’occupation, de l’anticommunisme. Il lui laisse entendre que les fuites viennent du ministre de l’Intérieur François Mitterrand, qui sera tenu pendant deux mois à l’écart de l’enquête. L’origine des fuites sera découverte: deux proches collaborateurs du secrétaire général de la Défense nationale, J. Mons, communiquaient les notes qu’il prenait pendant les séances du comité à un membre du PC, A. Baranès. Mais Baranès était un agent double au service du commissaire Dides. Il ne restait qu’à ” habiller ” ces notes de comptes rendus imaginaires des délibérations du bureau politique du PC et à les faire tenir au chef du gouvernement pour ” déstabiliser ” ce dernier»6.

Agents doubles: faux et vrais

Parmi les traîtres infra- et inter-équipes, la figure du double joueur, acteur trouble d’une plus haute trahison, est la plus indiquée pour comprendre les stratagèmes de l’information. Selon le scénario — à deux ou à trois partenaires — on a esquissé une typologie des façons de faire et de dire de cet artisan du faux-semblant. Dans les mises en scène à deux parties, l’agent double authentique change de drapeau par un circuit réglé de la modalité du savoir. L’agent d’une équipe, démasqué, est utilisé par ceux qui l’ont découvert, pour faire «marcher » son équipe d’origine. S’il s’en aperçoit, il pourrait avoir l’adresse de prévenir secrètement sa propre équipe (qui va se servir des informations «fausses» sans y croire et pour déduire les raisons de ce que l’antagoniste veut faire croire) et ensuite le faire savoir à l’équipe qui l’a découvert pour se mettre à leur service (ou se laisser retourner ou mouiller si l’initiative vient des autres).
Par contre, l’agent double est faux quand l’équipe d’origine le découvre et s’en sert, à son insu, pour passer des informations fausses ou biaisées. Bref, si l’agent double confie à sa première équipe son retournement ou s’il se laisse, à dessein, découvrir et retourner, il pourrait faire passer (tradere) des faux messages, «sans que celui qui donne volontairement les informations sache que l’autre équipe sait qu’elles sont fausses» (Goffman 1973).
Dans ce monde apocryphe élevé à puissance et si réel qu’il touche à l’invraisemblable, s’installe un vertige formel. C’est le propre du modèle à trois termes qui, par rapport à la logistique bilatérale usuelle, s’agrémente de bien des trappes et des pièges. Ainsi que l’on peut sortir du labyrinthe par une règle mathématique sans se souvenir du parcours, décrire à ce stade les volutes du savoir est plus facile que de les suivre. Même si tout enquêteur est doublement un dissimulateur et tout dissimulateur doublement un enquêteur, l’on peut espérer calculer les degrés de «désinformation informative».«… les renseignements rapportés par un agent double sont du fumier, mais un fumier auquel se mêlent tout de même quelques pépites, sans quoi personne n’en voudrait. Les méthodes modernes de recoupement permettent de dégager l’or du fumier. De plus, quand on a établi quels sont les points sur lesquels l’adversaire peut se permettre de dire la vérité et ceux pour lesquels il a recours à l’intoxication, on obtient par déduction et comme en creux une deuxième livraison de renseignements, d’un intérêt souvent appréciable. Autrement dit, la désinformation constitue une forme d’information…» (Volkoff). Mais le modèle à trois termes n’en reste pas moins éminemment instable: «chaque membre de la triade (l’agent double et ses maîtres) est au pouvoir de tous les autres membres et tout membre dans un rapport collusif avec tous les autres membres» (Goffman 1973). L’on pourra donc toujours dévaluer une source d’information: pour couvrir un agent double, le membre d’un service secret «divulgua le pseudonyme de l’informateur (dont l’existence était connue) et se mit à lui attribuer une multitude de renseignements divers provenant d’autres sources, certains délibérément erronés. [Il] était devenu un geyser produisant le vrai, le faux, le quelconque, à un débit industriel. Dévaluation immédiate» (Volkoff)7.
On reconnaîtra tout de suite le format de «confidences» (destinateur, dépositaire, destinataire du secret) qui instaurent le droit réciproque de connaissance et de chantage. Dans ce cas on pourra en tirer quelques conséquences «pragmatiques»: toute conversation informelle est un procès de composition et de recomposition d’équipes (de sociétés secrètes) pour le trafic (tradition-trahison) d’informations et la création d’agents doubles aussi variés qu’éphémères. C’est d’ailleurs dans ce sens que l’ordre social — au niveau macroscopique — peut être dit renforcé et mis en cause dans la mouvance conversationnelle, et plusieurs versions de la «réalité» portées par les interactants, falsifiées ou prouvées. Les traîtres aiment l’ordre: ils ont besoin de repères stables pour ourdir des machinations et les mener jusqu’au bout.

Le sentiment de trahir

Nous sommes maintenant près de comprendre le «sentiment de trahir». Cet acteur double n’est pas seulement prédestiné par quelque blessure symbolique ou par une «intoxication par le secret». C’est avant tout le mécanisme stratégique — nous intégrons dans notre projet d’action le simulacre du projet d’autrui dont nous prenons la place, l’évaluation de son action dans l’évaluation dans la nôtre et ainsi de suite — qui engendre l’effet miroir par lequel les ennemis deviennent adversaires et ensuite échangent leurs masques et leurs armes. Zinoviev a ironiquement dénoncé ce «culte de l’ennemi» qui se double du soupçon envers ses propres alliés. Volkoff met en scène un espion qui, face à son antagoniste, «homme vortex», se demande: «N’aurait-il pas été en train de se demander comment il se ferait que je ne fusse pas lui et qu’il ne fût pas moi?» Le protagoniste du Retournement espère et craint une rencontre avec «ce ” j e ” qui [lui] ressemblait si peu et qui était en train de devenir [son] double. A certains moments le même vertige métaphysique prenait une forme plus terre à terre, bien connue par ceux qui ont exercé [sa] profession: le désir presque incontrôlable de passer de l’autre côté du miroir, d’enjamber le seuil qui sépare les deux camps opposés et superposables. Cette hypnose exercée par la symétrie de l’adversaire a produit plus d’agents doubles que l’appel du lucre. Pour [sa] part, encore qu’fil] n’ai[t] jamais trahi, il [lui] est arrivé de pressentir que la trahison doit être la volupté des voluptés. Devenir un autre tout en restant soi-même ! Que l’on songe aux plaisirs de la reproduction et que l’on imagine la jouissance que doit procurer cette prolifération du moi, cette scissiparité intérieure» (Volkoff).
La littérature a longtemps déployé cette volupté de revenir à l’indivision du «moi» et du «toi», avant l’acte prédicatif qui le manifeste et le sépare (Coquet). On commence par prendre l’autre à l’appât de sa propre perspicacité et l’on termine par cette «illumination profane» touchant aux ficelles les plus énigmatiques de la constitution de la subjectivité et au théâtre de son énonciation.
Chez Borges, le théologien de Lund, «ivre d’insomnie et de dialectique vertigineuse», relève que le nom secret du Christ est Judas («Dieu s’est fait totalement homme, mais homme jusqu’à l’infâme, homme jusqu’à la réprobation et l’abîme… pour s’incarner, donc… il fut Judas»). C’est ainsi que le traître irlandais narre sa balafre «rancunière… courbe et blanchâtre», usurpant la place enunciative du héros trahi par lui et qui lui a infligé le coup («la marque de mon infamie est écrite sur ma figure. Je vous ai raconté l’histoire de cette façon pour que vous l’écoutiez jusqu’à la fin […] Maintenant, méprisez- moi» (Borges)8.
Cet effet de miroir, d’inversion inconditionnelle des termes, réfléchit trop, au-delà de toute loyauté, de toute possible trahison.
On comprend que tout cynisme devient possible: les gouvernements échangent «au pair» leurs agents et la per-fidie se solde en opportunité heureuse: «autrefois X décida de se confesser et de se vendre à l’ennemi. L’ennemi l’en empêcha. Ce fut ainsi que, grâce à ces circonstances, il est devenu un héros» (Zinoviev 1979)9.

Se tromper soi-même

Ce dispositif «pragmatique» — dont la description est à épaissir — fait littéralement exorbiter les signes auxquels il faudrait ajouter la foi minimale de la vraisemblance («je le voyais voir des choses que je ne verrais jamais», Volkoff) et altère la relation du sujet avec soi-même.
C’est l’identité, la persistance dans son être, qui est en cause. Dans cette zone d’ombre à double portée, pris dans un soupçon généralisé, l’agent double vit sur le qui-vive. Les apparences les plus innocentes étant les plus dangereuses, toute évidence se trouve disqualifiée. Il lui faut comprendre l’inconcevable et concevoir l’incompréhensible. Il ne saurait croire qu’à l’invraisemblable. Dans les notes de mérite de son espion, Volkoff dit de lui: «croit à l’invraisemblable et il en profite avant qu’il ne soit devenu vraisemblable», et d’ailleurs si «c’était trop vraisemblable il n’y croirait pas». L’on comprend par là la vraie nature de Guichardin, ambassadeur de Florence en Espagne: «je crois avec prudence […] les nouvelles vraisemblables; elles sont déjà dans l’esprit des hommes et l’on en trouve facilement qui puissent les simuler; on ne simule pas si souvent les nouvelles qui ne sont pas vraisemblables ou qui ne sont pas attendues»10.
Le sujet en représentation se dédouble en lui-même. Devant les opérations présumées de détection il peut se déguiser (subterfuge somme toute limité), mais, pour «dissimuler le souci de se trahir de peur que ce souci ne le trahisse», il va se déguiser en soi-même. Pour maquiller les signes de suspicion qui peuvent le rendre suspect, il ira jusqu’à se servir d’un code chiffré pour communiquer avec lui-même11, et surtout il va pratiquer l’auto-représentation, une comédie calculée sciemment jouée: l’affectation de soi. Le double traître, comme le dandy, sera constamment au miroir de son visage et de sa parole, et le «sale boulot» des signes le rendra physionomiste et pathognomoniste. Étrange mentir: la possibilité d’une contre-vérité oblige à maintenir le monde en son état, à calquer le masque de sa propre figure justement quand ce rôle est devenu impossible. C’est ainsi que le sujet aura le trac de jouer son habitus le plus incarné. Heureusement pour lui, «les expressions du visage fonctionnent selon un double système, volontaire et involontaire, le mensonge et la vérité coexistant souvent involontairement» (Ekman). Quant au malaise dans la représentation de soi-même (sentiment cumulatif, on le sait: moins l’on est à l’aise, d’autant moins l’on est à l’aise), un exemple de Boulle peut suffire. Son espion double s’aperçoit qu’il ne hait pas l’ennemi; il sent la dimension artificielle de son personnage s’évanouir et «il découvre avec horreur de se trouver à son aise». Il domine le trouble et il rentre parfaitement dans son rôle: «il se persuade qu’il n’aurait pu soutenir son jeu avec un plus grand naturel». C’est ça d’ailleurs qui va le perdre.
Ce sujet dédoublé, qui s’exprime en demi-mots et double talk, pour éviter que ses projets soient percés à jour, est contraint à l’auto-tromperie, au leurre délibéré de soi-même. Ce paradoxe apparent: «je dois savoir avec la plus grande précision la vérité pour me la cacher le plus soigneusement possible», n’est qu’une tentative réussie d’automodification et le refus de recueillir des informations destructives (Elster). C’est ainsi qu’il peut se laisser prendre au jeu de ses propres arguments. Le traître de Boulle, espion nazi qui dirige en Angleterre une campagne antinazie et pour les valeurs de l’Angleterre finit par y croire: «il s’est persuadé à force de le répéter chaque jour et à la fin il est resté enchaîné à sa bonne foi (…)» (Boulle)12.
Ce personnage dangereux, pantin et metteur en scène, est le plus exposé des rôles de l’information. Son monde fourmille d’indices et d’indics et les murs ont des oreilles; il dort les yeux ouverts, et, s’il peut donner tous ceux qui le donnent, tout contact humain sans suite apparente pourrait très bien en avoir. «On peut considérer l’entreprise criminelle comme un moyen de s’exposer au maximum à être manipulé par les autres. Seul les agents doubles paraissent plus acharnés à finir de cette façon» (Goffman 1974).
C’est peut-être une fragilité intrinsèque de tout service secret: sa fragilité est due justement aux mesures de protection par lesquelles il essaie de se protéger des infiltrations.

Affaires de société

On pourrait croire ces tournures et détournements une singularité de la communication, limitée à un secteur de spécialistes du trafic des apparences. Il n’en est rien. Nous sommes tous des agents doubles dans les micro-scénarios de la vie quotidienne, dans les rencontres face à face. Et, au-delà de l’importance structurale pour l’économie et la guerre (il suffit de penser à l’espionnage industriel et aux échanges de personnel parmi les entreprises et l’armée), on pourrait imaginer, après Zamiatin et Orwell, que le phénomène investisse une société tout entière. C’est Zinoviev qui a pleinement développé l’hypothèse que Ivanbourg fonctionne entièrement sur le mode «normal» de la délation et de la trahison. Pour ce spécialiste de «logique grotesque» des sciences sociales, la délation ivanienne serait «la forme la plus profonde, la plus complète, la plus sincère d’auto-expression de la personnalité», et, au niveau collectif, l’«infodélation» serait le seul feed-back d’une «société où l’on cherche chez les hommes la vérité authentique, c’est-à-dire qu’on charge des organisations spécialisées de trouver dans les citoyens ce qu’il n’y a pas». En écrivant un livre entier sur le mode du rapport d’espion, Zinoviev réalise une énorme antiphrase qui est un modèle de «déraison» d’État. Le réfractaire et le dissident n’auraient aucune prise sur l’homocus (homo sovieticus) et ses qualités de caméléon: les opposants sont manipulés et infiltrés à loisir par la réversion de leurs propres gestes de couverture. Les nouveaux acteurs politiques et spéculatifs sont tous ceux qui savent que «le contraire est le même»: les mouchards et les espions et surtout l’agent double («génie historique de la fin de siècle»), installé dans le quotidien des queues, agrégations minimales du social. De leur «compétence mensongeoïde», dont la vérité n’est que la pièce d’une machination ourdie, Zinoviev nous a donné des exemples irrésistibles13: toutes les permutations sur la thèse selon laquelle «un leurre qui se prête à être calculé et prévu est la forme officielle de la vérité» (Zinoviev 1976).

Retournements, conversions

Est-il possible d’arrêter cette spirale stratégique, jeux de miroirs en surenchère, d’établir un acte ultime, un signe définitif? Fuir la réversion des apparences pour (re)trouver une fidélité, arrêter une appartenance? Est-il possible pour un acteur dont la devise serait: «je feins de feindre pour mieux dissimuler» (Volkoff) et dont la crédibilité ne peut s’établir qu’en l’absence de toute confiance?
Pourtant, sans revenir sur la duplicité de l’acteur, des complicités fiables s’établissent. On a même imaginé un agent triple et fidèle. Mais «n’y a-t-il pas quelque naïveté […] à s’imaginer un agent triple qui roule les uns, floue les autres et sert fidèlement le troisième […]? Votre montage m’a l’air d’un manège de chevaux de bois». Mais, pourtant, de «la science la plus certaine, qui est la foi, il y aurait une fidélité par amour» (Volkoff) !
Ce ressort narratif éculé recèle une suggestion, sinon une solution. Le retournement ultime ne saurait se produire sur le même théâtre d’opérations. Il s’agirait d’une conversion («la conversion est le retournement par excellence») métanoétique, c’est-à-dire un changement (epistréphó) passionnel qui exige une révulsion de tout l’être. La vérité, qui n’a pas besoin d’autant de vraisemblance que la simulation, est un affect qui prend parfois lentement («Le modèle étrange auquel ses maîtres l’avaient poussé […] s’est insinué dans son être par une infinité d’émanations irrésistibles», Boulle), mais qui se donne soudain, comme une révélation. Éclair entre deux secrets, cette «faible révélation, qui vient du coeur, à l’exclusion des canaux officiels, produit un effet incommensurablement plus grand que tous les aveux officiellement autorisés» (Zinoviev 1979).
Les acteurs doubles de papier, qui peuplent les nombreux romans du genre, ne changent pas les signes de leurs émotions par intérêt ou calcul, mais par «raisonnement figuratif», par une logique des qualités sensibles. «C’est souvent l’influence douce et insidieuse des sensations les plus simples» (Boulle), parfois la musique, à l’occasion de rituels collectifs quotidiens (dîner de Noël, office religieux, etc.), qui paraissent aptes à provoquer un retournement «pathémique»: apparition de la haine pour sa propre équipe et ses valeurs, ou sympathie avec la partie adverse.

L’appartenance

Il est ardu de comprendre les états de croyance et l’acte de croire. Or, ces textes nous proposent une ethnographie «naturelle» de l’adhésion au sens fort du terme: un toucher, un contact bien au-delà du contrat. Cette affiliation inconditionnelle fonde une «appartenance» qui n’est pas un état; c’est une «tension» variable quant à sa valeur, fondée (ou dissoute) par une rencontre contingente entre le sujet et les substances et les formes du monde. Rencontre esthétique, mais dans un tout autre sens que celui du dandysme professionnel de l’agent, couvrant de fioritures ses montages et se regardant vivre. La conversion métanoétique est le fait d’une esthésie qui se produit «entre» le sujet et le monde sensible (Greimas). Simmel n’avait pas tort: les effets de vérités ne se situent pas «au-delà» des apparences, mais «en deçà», entre nous et elles.
Ici, dans une sociologie des sens, se joue une autre scène de la croyance, effet d’une rencontre non préméditée entre les figures saillantes du monde naturel et social et la passion (intensifiée, affaiblie, transformée) de l’agent. Cette fidélité n’est plus la loyauté, règle constitutive du jeu14. La duplicité de l’acteur est prise dans la «gravitation d’un ordre» qui interdira tout sentiment de trahir; il est possible de se décoller de la société secrète, de jeter les masques aux orties, de changer de destinataire ou transcender un ordre établi. C’est le paradoxe que Scholem a repéré dans la figure du messie, Sabbataï Tsevi: trouver des nouvelles règles sans avoir les règles pour les chercher. Le chasseur d’ombres peut alors sauter au-delà de la sienne.
W. Conrad, l’agent nazi, meurt volontaire pour l’Angleterre contre son propre pays, et sir X., chef du service secret britannique, en perd son aplomb: «The bastare was genuine, James; […] une misérable canaille de traître peut parfois se comporter en gentleman, tout en trahissant deux fois» (Boulle)15.
On pourra cependant faire deux remarques: comment savoir que W. Conrad est parti volontaire par un surcroît de ruse? Et la décision de ne pas révéler sa traîtrise ne remet-elle pas en jeu la vérité du converti dans le tourbillon des apparences?
Quoi qu’il en soit, trouver une fidélité signifie, pour l’agent double, trouver un destin: il a gagné une appartenance et il a perdu. C’est au prix de la vie que l’on paie la valeur retrouvée.

Par un judas théorique

A supposer que l’agent double envoie aux sciences humaines un message chiffré de la méthode, on pourrait le décrypter ainsi: «Les entreprises scélérates sont particulièrement utiles aux chercheurs» (Goffman 1974). Or, l’agent double est un phénoménologue des apparences normales d’autrui, un observateur minutieux et malveillant de ce qui pour les autres va de soi. On a donc intérêt à son intérêt, à l’étudier tandis que son étude est en cours, avec son propre métalangage naturel et ses imaginatives ressources expérimentales.
A travers ce «judas», un accès, latéral, à quelque généralité théorique se fait possible: identité des acteurs sociaux et ordre de l’interaction.
Par exemple: si le moi social est «pour l’autre» qui en prend la place (Mead), celui-ci a intérêt à ne pas le trouver trop alarmant (ce qui lui permet de s’occuper d’autre chose). Pour ce qui est de ce moi, «son apparence inoffensive est profondément lui: il n’y a pas de moi plus profond…» (Goffman 1974) que l’imperceptible.
Mais, on l’a vu, les apparences normales peuvent être d’autant plus alarmantes qu’elles sont imperceptibles, et l’innocence de leurs semblants est d’autant moins sûre que les personnes impliquées en dépendent le plus.
Et pourtant la réciprocité des perspectives, pré-requises, de la socialité est maintenue. Il y a des tâches, symboliques et tactiques, pour lesquelles la différence entre le moi et les autres est littéralement effacée, mais en général les points de vue et la congruence des systèmes de relevance sont maintenus, à tout prix, devant les épreuves les plus cruelles de la réalité.
Enfin, on ne meurt pas de contradiction et l’on peut vivre de vérités altérées.

Intelligence avec l’ennemi

Plus que connaître, l’on cherche aujourd’hui à connaître la connaissance. Or, parmi les formes d’intelligence, éventuellement à simuler, il y a celle avec l’ennemi, dans sa logistique de retournements et de surenchères. Elle peut apporter quelque stupeur à nos principes d’empirie (non-contradiction, cohérence, simplicité). La raison en est que «le domaine entier de la stratégie est investi par une logique paradoxale propre qui s’oppose à la logique linéaire commune […]; elle parvient à mettre ensemble les choses et leur contraire». Ainsi, une mauvaise route peut être bonne justement parce qu’elle est mauvaise. Et l’«homogénéité n’est plus une vertu désirable parce qu’elle devient une vulnérabilité potentielle» (Luttwak).
Les sciences humaines ont moins besoin de règles que de maximes. Si la clarté et l’homogénéité sont contre-indiquées, c’est en cherchant des mensonges que l’on peut trouver des vérités.
La duplicité de l’agent, ses postures et ses impostures pointent vers le (non-)sens commun et le (dés)ordre social dans leur irréductible contingence. Ni donnés ni postulés, le sens et l’ordre sont des réalisations pratiques à saisir au vol, dans l’infinitif de leur devenir. Il n’y a pas de dernier demi-mot.
Les inconduites de notre héros, double ou triple, espion et infodélateur, ne sont pas à traiter comme des allégories spéculatives (Jankélévitch et Klossowski) ni comme l’introduction à une «sociologie de la poubelle» qui reconstruirait en logique les règles du discours idéologique (Zinoviev 1982). Ce sont des petits Gedankenexperiment pour une appréhension procédurale des significations intersubjectives, des anecdotes de la vie qui deviennent aphorismes de la pensée, non maîtrisables par une epistemologie cognitiviste.
On nous dira: «Vous vendez les droits de primogeniture théorique pour un plat de faits.» On répondra: «Pourquoi construire des édifices conceptuels déjà en ruine, comme les caprices du XVIIIe siècle?»
Il y a des complexités qui ne sont pas dans l’ordre de la profondeur16, mais dans les plis des apparences. Il faut battre ces plis, comme on le dirait d’un labyrinthe, esquisser les modes d’un raisonnement figuratif transformateur des croyances. L’agent double pourrait alors nous faire savoir moins de ce qu’il nous suggère et plus de ce que nous ne saurons jamais.


NOTES

  1. «Tandis qu’une sémantique axée sur les problèmes de vérité croit pouvoir donner une explication de la vérité en soi, indépendamment des problèmes d’interaction (…)» pour une sémantique de la transmission de messages (messages-passing semantics) qui voudrait expliquer les systèmes ouverts de l’information, «le sens est fondamentalement entre-ouvert, fondé en communication et pas en logique» (Hewitt). torna al rimando a questa nota
  2. «Si nous sommes, par des nombreux aspects, semblables aux agents, eux, ils sont pareils à nous» (Goffman 1973). torna al rimando a questa nota
  3. Le Retournement, où l’analogie des services de renseignement et de l’imagination littéraire est la plus poussée, débute et se termine par MOUSTACHEFOIRETOURNEENGENSDELETTRE (Volkoff). torna al rimando a questa nota
  4. «Le monde entier n’est pas une scène, mais il n’est pas facile d’en spécifier exactement les raisons.» «La vie peut ne pas être un jeu de hasard, mais l’interaction est ce jeu» (Goffman 1974). torna al rimando a questa nota
  5. La typologie de ces figures, de leurs cas et formats reste à faire, ainsi que l’inventaire des scénarios (polémiques et trêves). On suggère ici d’enrichir la typologie des secrets (obscurs, stratégiques, internes, contraignants, libres, latents); de distinguer mieux entre trahison des loyautés d’équipes et les actions de simple rectification et réajustement; de multiplier les paliers de «dérivation»: par exemple dans le double talk la personne contre qui l’on conspire fait elle-même partie de la conspiration. On aimerait enfin les mêmes bonheurs d’exemples que Goffman: voir celui du contrôle des employés par les banques: le plus suspecté ne sera pas l’auteur de petites soustractions, mais l’innocent, qui pourrait user de sa réputation pour faire le gros coup ! torna al rimando a questa nota
  6. Un bon exemple de la façon dont le secret se retourne contre les mesures qui protègent des «fuites» est le programme très secret («Cosmic») qui couvrait dans les années 50 le programme des États-Unis pour l’avion à propulsion nucléaire. Ceux qui y travaillaient ignoraient leurs buts (comme dans les recherches sur la bombe atomique à Los Alamos). Le programme n’aboutit pas et il fallait en prévenir les intéressés. «Impossible. La décision était trop secrète pour leur être communiquée. Il fallut se résoudre à poursuivre l’entreprise, en réduisant peu à peu, jusqu’à l’extinction, les crédits qui lui étaient affectés» (Planchais). torna al rimando a questa nota
  7. Il s’agit de matériel très riche pour concevoir les règles de perspicacité (plus qu’un pressentiment, pas encore une vision): les flairs des «systèmes de réduction»: le trop et le trop-peu. Par exemple, l’excès de subtilité est aussi disqualifié que le trop de naïveté. torna al rimando a questa nota
  8. Il s’agit de deux nouvelles, la Forme de l’épée et Trois Versions de Judas. C’est dans le Thème du traître et du héros que la liaison de la littérature et de l’agent double est la plus inextricable. torna al rimando a questa nota
  9. C’est dans Zinoviev 1982 que l’on trouve les plus hilarantes inventions sur les contacts entre agents doubles. «Un agent soviétique arrive en Occident, déguisé en dissident. […] [Il] doit devenir agent des services secrets occidentaux. Au KGB on le soupçonne de trahison et on veut l’éliminer. Les services secrets occidentaux y voient une ruse du KGB et ils veulent aussi éliminer l’agent. Celui-ci alors a recours à un moyen extrême: il commence à commettre des bêtises, à mentir, à vivre d’expédients, à se comporter, en d’autres termes, comme un normal homocus (homo sovieticus). A la fin tous les services secrets du monde le reconnaissent pour un des leurs et lui donnent des promotions, à Moscou comme en Occident». torna al rimando a questa nota
  10. Pour le Guichardin, «la simulation est à blâmer et haïssable mais par sa qualité elle est aussi d’utilité encore plus aux autres qu’à soi-même. Mais, puisqu’on ne saurait nier qu’elle est belle… (Ma perché non si può negare che non la sia bella)» (Guicciardini). torna al rimando a questa nota
  11. Voir l’agenda codé du héros du Retournement, qui chiffre les messages pour luimême. Si cette situation est peut-être exemplaire pour toute distance ordinaire dans la représentation des rôles sociaux, il faudrait réfléchir à ne «se faire à soi-même illusion (on ne vit pas sans quelque dommage une vie entière d’illusionniste)» (Volkoff). torna al rimando a questa nota
  12. Ce n’est pas la dernière raison pour l’instabilité institutionnelle des services secrets (Goffman 1973; Laqueur). torna al rimando a questa nota
  13. Pour le traitement de l’ASS (agent secret soviétique) chez Zinoviev, je me permets de renvoyer à Fabbri et à Rosenstiehl. Par exemple, un dialogue entre agents doubles: «A.: Tout est lapalissade. — B . : Oui. A une exception près. — A.: Laquelle? — B.: Que tout est lapalissade, justement.» torna al rimando a questa nota
  14. Il ne s’agit pas de son propre pays. On pourrait même penser que, si l’on doit être injuste, il faudrait commencer par là. L’on peut partager l’avis de Chateaubriand qui n’aimait pas les guerres aux étrangers: il y a beaucoup d’engagement dans la guerre civile ! torna al rimando a questa nota
  15. «… quelle émotion [ce] doit être pour un facteur algébrique quand on le change de signe» (Volkoff). Sir X en est si troublé qu’il va laisser ouvert le coffre des secrets. torna al rimando a questa nota
  16. «… les mystères de notre existence ne gisent pas à des profondeurs encore inconnues aux hommes, mais dans des phénomènes archiconnus de surface qu’il suffira d’observer d’un regard différent» (Zinoviev 1976). torna al rimando a questa nota

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