Considérations sur la proxémique


Da: Langages, volume 3: Pratiques et langages gestuels, n° 10, année 1968, pp. 65-75.


Tout acte de dénomination d’une discipline nouvelle est de nature sémiotique. Il motive une nouvelle disposition de notre regard vers les signes par lesquels s’expriment les phénomènes étudiés; par le même geste, il regroupe un espace stratégique et les instruments pour le parcourir.
Tel est bien le cas de l’apparition de la proxémique, branche de la sémiotique qui étudie la structuration signifiante de l’espace humain. Et pourtant sa créativité n’est qu’apparente. On sait qu’une définition verbale a peu de « contenu » scientifique; un concept scientifique n’a son sens intégral que relié à d’autres concepts de la même nature. Et si un concept ne peut être inventé indépendamment de son contexte, cela tient au fait, apparemment paradoxal, qu’il était déjà là, dans la différence qui a permis son articulation. C’est aussi le cas de la proxémique. Son acte de naissance était calqué en creux dans l’espace pré-défini d’une sémiotique généralisée qui vise à l’appréhension du monde des qualités sensibles dans une hiérarchie de métalangages capable d’en décrire la structure signifiante.

1. L’acte proxémique est un acte sémiotique dans la direction translinguistique que cette discipline poursuit. Mais si le sens en estunivoque, on ne saurait pas dire de même des parcours particuliers. Le programme proxémique, ter qu’il vient d’être à peine esquissé, demande, pour la compréhension de sa cohérence interne, qu’on rappelle le cadre épisté- mologique qui l’a rendu possible.
Son discours est fondé sur l’axiome premier : culture = communication qui supporte l’essor des behavioral sciences aux États-Unis1. La culture (c’est-à-dire, la façon dont l’homme donne du sens au monde qui l’environne et se donne du sens en rapport avec les autres) consisterait en la somme des répertoires de coded behaviour, accomplis et interprétés par les membres de l’organisation sociale dans des situations communicatives. Ces modèles (patterns) de comportement, très structurés, sont organisés en séquences, articulées de façon différente selon les différentes cultures.
S’ils veulent s’exprimer d’une manière prévisible et communicative, les membres d’une culture doivent apprendre à se conduire (donc à parler, à gesticuler, à se mouvoir dans l’espace, etc.) sur la base de ces modèles conventionnels2. Or, ces modèles seraient organisés selon le paradigma case du langage. Les catégories analytiques de la linguistique sont extrapolées vers une dimension plus vaste de la communication, élargie jusqu’à comprendre toute l’influence exercée par un organisme sur un autre. Les comportements sont partagés en unités minimales (behaviorèmes) à l’intérieur d’un niveau; ils s’intègrent en tant qu’unités plus vastes au niveau supérieur et ainsi de suite. Ces unités se disposent par séries de séquences structurées : il en résulte un comportement « programmé », où par programme on entend une abstraction déduite de l’interaction des comportements. Des cultures différentes révèlent ainsi des configurations programmatiques particulières (idiosincratic), c’est-à-dire, des séquences caractéristiques de behaviorèmes, situées sur plusieurs niveaux de structuration.
Issue d’une psychologie transactionnelle, cette sémiotique de la communication envisage le comportement significatif, non pas dans son faire, dans l’acte délibéré de communication, mais dans l’être de l’homme dans la communication, dans l’exercice d’un savoir aussi rigoureusement articulé que caché.
Une sémiotique ainsi conçue, pour achever son projet, doit dépasser la surface changeante des comportements perçus, le jeu illusoire des signes au niveau de la manifestation sensible et aller au-delà des « surprises du monde » dans la direction de la structure immanente. Dans ce sens les behavioristes parlent de cultural grammar ou, plus généralement, d’un parallélisme rigoureux entre les niveaux les plus hauts de la structure sociale et les plus hauts niveaux de la structure linguistique3.La structure sociale serait apprise d’ailleurs, par les membres d’une culture, selon les mêmes modalités .que la grammaire. Le trait distinctif de ces règles de comportement social, qui plus que tout autre les ferait justiciables d’un traitement linguistique, est le caractère inconscient et nécessaire de leur apprentissage et de leur manifestation. Inégalement éparpillés à différents niveaux de conscience, règles et programmes dessinent une typologie complexe de modèles étages selon une stratigraphie cumulative dans l’inconscient social4.
Un deuxième mouvement de cette sémiologie devrait formuler la classification systématique des contextes de communication : ainsi serait dressée une typologie destinée, en tant que dimension « pragmatique », à intégrer les programmes et les patterns dans la structure sociale5.

2.1. L’hypothèse qui fonde la recherche proxémique actuelle relève de cette matrice théorique. Dans les propos des chercheurs (du linguiste Trager surtout), il s’agit de rendre compte du phénomène communicatif as a total picture. A l’intérieur d’une symbolique généralisée s’ordonneraient (a) des faits prélinguistiques (événements physico-biologiques, voice sets, voice qualities, body set, body qualities, etc.), (b) la communication qui étudie le langage et des phénomènes qui lui sont strictement associés; phénomènes paralinguistiques (vocalisations et qualités de la voix) et kinésiques (kinesics) (mouvements et gestes), étudiés de même par les techniques d’analyse phonémique6. En marge des études sémiotiques sur la kinésique (R. Birdwhistell) et la paralinguistique (G. Trager, H. L. Smith, R. E. Pittenger, N. Me Quown, G. Bateson), T. H. Hall, un anthropologue, vient d’établir un domaine parcouru par une « parole silencieuse ». A partir d’une lecture linguistique de l’anthropologie des manières (manners)7 et des études (avec Trager) sur le lexique nord- américain qui définit le domaine sémantique du temps et de l’espace, Hall a effectué une coupe opérationnelle qui l’a amené à la définition de la proxémique : « the study of how man unconsciously structures microspace — the distance between men in the conduct of daily transactions, the organisation of space in his houses and buildings, and ultimately the layout of his towns »8. Toute la problématique de la sémiotique de l’information y est impliquée, à partir du paradigme case linguistique. « Proxemics parallels language, feature for feature »9. Le comportement humain dans l’espace, en conséquence, est réparti par Hall en isolates (unités de comportement manifestées au même titre que les morphèmes), stes (ou syntagmes) et patterns (homologués aux règles grammaticales et sémantiques). Ces éléments se déploient à différents niveaux de conscience. Pour tout comportement communicatif, structuré comme un langage,1 sont censés exister trois niveaux,: .technique,, informel et formel. Se servant d’une métaphore spatiale, le comportement culturel pourrait être représenté par un fleuve : le courant superficiel en serait la dimension technique, les eaux profondes l’informelle, le lit, la dimension formelle10.
Pour Hall la manipulation des signes spatiaux, qu’on connaît dans leurs aspects techniques et formels, demande une analyse sémiotique de la dimension profonde (hidden dimension), où se nouent les codes des relations spatiales et des interactions sociales11. De la même façon que la coordonnée temporelle (time talks, par les rythmes des horaires, du travail et des repas, de la fête et du sommeil, par nos avances et nos retards), la dimension spatiale est rigoureusement structurée (space speaks)12 et relève des modèles et des règles apprises et accomplies d’une façon parfaitement inconsciente, mais capables — pour celui qui dépasse la motivation naturalisante de sa propre culture — d’une évidence éloquente. Les distances infrapersonnelles, les orientations spatiales nous parlent : mais puisqu’on les perçoit toujours enveloppées et presque déguisées à l’intérieur d’actes sémiques complexes, on est conduit parfois à les réduire à des facteurs externes. La proxémique, au contraire, nous invite à une lecture immanente de la structure de ce langage.
(A) Comme tout autre organisme vivant, l’homme possède une territorialité; sorte de projection symbolique dans l’espace qui l’entoure, non moins réelle que sa frontière physique. Cette territorialité est modelée : elle peut être donc décrite par l’observateur telle qu’elle est apprise par l’homme. Dans l’espace que l’homme traverse, la série entière de ses rencontres (transactions) dessine des figures de sens. Figures codifiées au même niveau que les règles de la parenté, les manières de table, les formes de la politesse. Et pourtant ce territoire symbolique si finement élaboré, l’homme le traite comme les problèmes du sexe : ou bien il n’en parle jamais, ou bien il le fait d’une façon non sérieuse. Pour des raisons qui restent à découvrir, les raisons de l’homme pour « être à sa place », ses moyens pour trouver cette place, sont refoulés. Il faut donc que ces techniques spatiales qu’expriment le discours silencieux d’une culture, oubliées ou décrites jusqu’à présent d’une façon imprécise, trouvent dans les outils sémiotiques leur « transfert » descriptif rigoureux.
(B) La sémiotique de la disposition architecturale, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire nous introduit à un niveau plus élevé de complexité. Sans recourir à l’exemple de l’Indien Hopi qui monte sa hutte dans la route qui traverse une région désertique, l’articulation inconsciente des macro-espaces est d’une évidence plus perceptible et ses dimensions technique et formelle plus développées. Il suffit peut-être, pour l’illustrer, à opposer la conception spatiale de la culture occidentale (qui parle en termes de lignes qui délimitent des surfaces ou qui se croisent) à la conception japonaise (qui s’exprime par des espaces conçus comme unités organiques et par points). Les exemples pourraient se multiplier13.
Les hypothèses de Hall sont déduites, par un procédé contrastif, de cette sorte de pathologie de la communication inter- et infrapersonnelle que la sociopsychiatrie américaine a dénommée depuis longtemps alienation from interaction14. L’interaction culturelle se présente ainsi Comme un modèle de structure de la signification : elle oppose et relie des comportements différentiels doués du même sens, et inversement; remuant, pour ainsi dire, les creux de notre discours spatial, elle en indique les variantes; elle impose donc une description rigoureuse, une accumulation significative des matériaux, et fournit les points de repère pour l’approche des catégories sémantiques.

2.2.1. La proxémique s’est développée dans la direction de la comparaison interculturelle. Mais une distinction préliminaire s’impose. La définition qui nous est donnée de la proxémique est au moins aussi stimulante que son projet est ambitieux. Mais, dans l’état actuel de la recherche, on devrait distinguer deux secteurs de complexité inégale et très différents quant au degré de leur élaboration.
La structuration inconsciente de micro-espace, la façon dont l’homme évalue la distance entre lui et les autres dans la vie quotidienne a fourni jusqu’à maintenant la majeure partie des résultats de la proxémique. Certaines hypothèses informelles de Hall sur l’interaction spatiale par rapport aux différents degrés d’affinité sociale semblent confirmées par des analyses empiriques quantitatives. Selon cet aperçu, les modalités des rencontres interpersonnelles se dérouleraient selon huit intervalles de zone différents. Il existerait donc des distances considérées comme normales et appropriées pour et selon chacun des huit différentes variétés d’interaction. A la diminution progressive et continue de la distance ne saurait pas correspondre, par exemple, une diminution proportionnelle de l’intimité du rapport. La qualité générale des interactions serait plus ou moins uniforme à l’intérieur d’une zone et changerait brusquement une fois dépassée une frontière spatiale, un seuil se situent différemment selon les modèles culturels de diverses sociétés. Ce jeu de monades douées de force de gravité variée est saisissable à l’échelle des échanges personnels entre peuples doués de structures proxémiques différenciées. Dans une conversation formelle entre un Arabe et un Nord-Américain, le premier a tendance à avancer afin d’établir la « juste distance », l’autre, par contre, à reculer. Ce fait a été vérifié expérimentalement sur la base d’une échelle d’évaluation, élaborée comme une technique de mensuration proxémique15. Le doute possible quant à l’échantillon choisi n’enlève pas sa valeur à l’expérimentation. Les Arabes accomplissent une interaction qui comporte une confrontation plus directe, un contact plus grand qui parvient à toucher l’interlocuteur (ce qui fait intervenir des facteurs thermaux et olfactifs), ils ont tendance à regarder plus directement dans les yeux et à employer des tons vocaux plus élevés16.
Compte tenu de ces expériences, (a) une classification générale du micro-espace a été tentée. On distingue un espace à caractéristiques fixes (dont fait partie l’environnement et qui constitue la dimension invariante de l’interaction), un espace à caractéristiques semi-fixes (ou sont classées les composantes spatiales susceptibles de déplacement), un espace dynamique (qui peut être manipulé par le sujet dans le but de définir un contexe approprié à la communication). Et une ébauche de (b) typologie proxémique relative à plusieurs cultures différenciées selon l’emploi des facteurs indiqués. (Par ex. le système proxémique américain exclut l’emploi du code olfactif pendant les interactions formelles tandis que le chinois trouve incorrect le contact visuel les yeux dans les yeux, etc.) Enfin, il a été mis en évidence le rôle capital joué par l’organisation de l’espace et les implications proxémiques à différents niveaux de conscience (technique, formel, informel) à l’intérieur de séquences plus vastes. C’est le cas (c) des adombrations, signes informels d’indication qui précèdent ou escortent les séquences formelles de la communication (d’habitude le début et la fin) et qui nous donnent les moyens d’évaluer les informations « couvertes » qui accompagnent toujours l’utilisation des codes restreints. L’incompréhension des adombrations nous amène non pas à ne pas recevoir le message, mais à une équivoque sur sa signification globale, à une communication « parataxique »; puis, du court-circuit des signes à l’agression finale17. Le maniement de l’espace donnerait donc beaucoup plus que le « ton » de la communication verbale et gestuelle qu’il peut marquer ou devancer. Le contenu lui-même du message y est en cause, c’est le sens qui exige une manipulation correcte de l’espace. (Qu’on s’imagine, dans cette perspective, les adombrations dans les rapports internes des communautés à structure hiérarchique très forte.)

2.2.2. On pourrait discuter les procédés proxémiques, non seulement dans leur fondements informationnels — ce qu’on va faire plus loin — mais à l’intérieur même de la sémiotique de la communication.
L’anthropologie et la linguistique américaines ont toujours distingué un emic account, une approche fondée sur les traits pertinents du comportement analysé, et un etic account caractérisé par des remarques qui, même systématiques et répétées, restent dépourvues d’objectivité et de validité. La distinction a été généralisée par K. Pike à partir de l’opposition entre phonemic et phonetic : ainsi que l’analyse des capacités phonétiques d’un langage doit opérer, pour déterminer l’ensemble des traits phonémiques, sur des sons distingués et identifiés en tant que pertinents pour celui qui emploie ce langage, — de même l’évaluation des capacités culturelles est tenue à préciser les ensembles des traits pertinents afin de distinguer et d’identifier le comportement culturel de ceux qui participent à cette culture18.
Il arrive souvent aux critères taxinomiques et catégoriels employés par la proxémique de paraître comme des home-made models utilisables en tant que schémas préliminaires pour la cumulation des données ou matrices de comparaison entre modèles emic qui doivent encore être construits. Il s’agit de proxetic, pas encore de proxemic.
Cette remarque est d’autant plus valable pour la deuxième partie des formulations de Hall, qui concernent l’espace de la ville, de l’architecture, du territoire19. Plus que les oppositions, passionnantes mais imprécises, entre les structures formelles de la spatialité de notre culture et d’autres cultures, on pourrait considérer comme située au niveau emic la seule analyse du lexique américain de l’espace (des unités a-centriques mais dénommées aux crossroad store, corner, small shopping center, county seat, small town, large town, metropolitan center, city et metropolis). Le lexique n’est pourtant pas réduit ici à ses composantes sémantiques qui pourraient permettre sa confrontation pertinente avec les modèles structuraux de la lexicologie ethnoscientifique20, opération d’autant plus nécessaire que Hall lui-même reconnaît l’absence de graduations clairement manifestées dans le passage d’une catégorie à l’autre. Les propos proxé-miques impliqueraient une lecture des transactions body-environment dans une perspective ethnoscientifique (taxinomie spatiale transcodée dans le langage naturel d’une culture particulière, justiciable d’une analyse contrastive) et échologique (élaboration culturelle de ces transactions).
Mais pour ce qui concerne le macro-espace, la proxémique s’arrête aux suggestions : comparaison avec les études ethnologiques sur la territorialité animale; utilisation éventuelle du matériel d’échologie humaine ordonné selon des principes structuraux, de la psychologie transactionnelle portant sur la structuration de la perception envisagée comme un fait de communication, de l’urbanisme proto-sémiologique, des analyses picturales sur la distance perspective et la mise en forme de l’espace, etc.21 On pourrait ajouter, sans prétendre à l’exhaustivité, les recherches ethnologiques, de psychologie historique et de sociologie22.
En tout cas, la deuxième hypothèse proxémique est bien loin d’être vérifiée et l’on peut aussi se demander si l’élaboration terminologique au niveau micro-proxémique peut être extrapolée et appliquée — dans ses formes actuelles — à la lecture des macro-espaces.

3. Le discours proxémique une fois énoncé, il nous faut vérifier, au niveau méthodologique, la cohérence interne de ses concepts.
La sémiotique de Hall se situe — conformément à la matrice informationnelle qui se fait chez lui de plus en plus implicite23 — au niveau de la manifestation, de cet événement — communication où s’opère la conjonction du signifiant et du signifié. En fait seules les données relevant du signifiant y sont traitées, tandis que les problèmes de la signification sont pour ainsi dire mis entre parenthèses. La jonction manifestée du signifiant et du signifié devrait être, au contraire, dissoute et ramenée non pas à l’analyse des systèmes discriminatoires (qui ne peut fournir que des principes d’exclusion), mais étendue à des structures de la signification24. Les méthodes proxémiques actuelles qui se bornent à enregistrer les contrastes entre les différentes modalités d’organisation spatiale manifestées, ou à décrire les différents canaux de communication proxémique, semblent plus adaptés pour parler de la substance que de la forme du contenu. A notre avis, les conditions épistémologiques générales d’une axiomatique et une conceptualisation minimale qui fonde et justifie la description sémantique lui font défaut.
Un effort dans ce sens a été accompli par A. J. Greimas cherchant à mettre en place un système sémique de la spatialité à partir du lexique français. Ici les oppositions vérifiées sur les écarts du signifiant sont intégrées dans une analyse des catégories de la signification25. Une hypothèse sur la façon d’être de la conception de l’espace dans des systèmes signifiants différents de la langue française (ce qui impose une analyse de type etic préliminaire) nous permettrait, peut-être, à définir, par le biais de la langue naturelle, un ensemble de catégories sémantiques concernant l’espace; de traiter ensuite les comportements proxémiques comme des collections de sèmes dont les oppositions opèrent la disjonction entre les différents composants. On pourrait ensuite seulement définir des relations hiérarchiques entre les unités qui articulent les proxèmes.

3.2. On devrait également étendre le geste proxémique jusqu’à la définition d’un domaine des distances de relations sociales limitée à deux partenaires (dyads). Il est possible que ces relations soient articulées sur la catégorie spatiale universelle symétrie vs dissymétrie. Transcodée dans le code des relations sociales, cette catégorie articulerait les universaux psycho-sociologiques de la solidarité et des statuts.
La symétrie serait reliée à la proximité = près (à la sympathie, aux interactions fréquentes et intimes, à l’usage mutuel du tu26). La dissymétrie serait reliée à la distance = loin (l’indifférence et l’antipathie, les interactions rares et formelles, l’usage mutuel de vous); ou aux relations spatiales avant vs après ou dessus vs dessous en se rattachant alors à l’idée de supériorité et d’infériorité (à l’influence et le pouvoir vs soumission, et à l’emploi dissymétrique du tu et de vous). Il en résulterait un modèle généralisé des relations qui rattacherait les universaux des statuts et des affinités à la dimension spatiale interpersonnelle27.
S’il en était ainsi, l’espace théâtral de la société, le jeu (proxémique) des masques de ses rôles en seraient éclairés; et l’articulation honteuse des statuts qui, dans la société occidentale au moins, cache ses règles (en voilant ses castes), pourrait être explicitée par le dévoilement de la « dimension cachée ».

3.3. Un découpage sémantique plus pertinent peut nous amener à la formulation d’une série de problèmes que l’espace proxémique ainsi ouvert propose à l’avance.
Qu’en est-il de la forme de l’apprentissage enfantin de la structure spatiale? Le modèle de l’apprentissage linguistique est-il valable pour ce système sémiotique? Y a-t-il des méthodes pour résoudre la « poly- proxémie » qui se produit entre peuples donnant des significations différentes à des distances interpersonnelles égales? Est-il possible d’organiser une typologie exhaustive des modèles proxémiques manifestés dans des cultures diverses? Une accculturation proxémique existe-t-elle? A l’intérieur d’un même modèle proxémique, y aurait-il des styles inégaux de réalisation28? Peut-on parler d’une psychoproxémique de la même façon qu’on parle de psycholinguistique? Peut-on envisager l’acte de manipulation spatiale comme un trait de la personnalité? Pourrait-on considérer une pathologie proxémique en l’inscrivant dans le tableau plus vaste de l’apraxie? Envisager des violations de tabous de l’espace par vide social ou par contact obligé? Et encore, faut-il chercher des formes du contenu architectural et urbaniste, dont la substance ne serait rien d’autre que l’espace? Y-a-t-il un sens du « sens »?
Encore une fois, le geste rituel du chercheur des sciences sociales a été accompli. Tandis que les sciences naturelles connaissent leurs problèmes, s’interrogent sur les hypothèses, parlent des résultats, les sciences sociales s’interrogent sur leurs problèmes, parlent de leurs méthodes et se taisent sur les résultats.
Il faudra donc au sémioticien presque tout faire pour la mise en forme de cet espace de configuration où tout est donné dans ses signes muets, mais où tout est refoulé dans sa signification. La proxémique américaine, issue d’une sémiotique de la communication, croit possible de décrire les comportements explicités des transaction body-environment, pour en faire ressortir l’inconsciente dimension symbolique. L’acte sémiogra- phique permettrait seul le dépassement de la facticité et de l’atomisme behavioristes vers une culture conçue comme un système de modèles d’attente à l’égard des comportements de ses membres. Encore faut-il devancer cet effort, au-delà des systèmes d’exclusion sur le plan manifesté, par une analyse sémantique des structures de signification.
Ce travail reste à faire, mais il nous semble pourtant la seule possibilité valable pour articuler un modèle spatial qui soit la projection des catégories sémantiques universelles, d’un atlas proxémique qui dresserait une configuration sémiotique du monde en y localisant l’homme.
Cette carte de la spatialité sociale enrichit la notion même du geste. Par une implication double, le geste de l’autre délimite de l’extérieur ce que le schéma proxémique projette hors de mon corps en réglant l’espace de mon propre geste. On parle et on est parlé par l’autre. D’un effet semblable au phénomène physique dit de la cavitation, le langage opère sur la substance spatiale — de la même manière que les ultra-sons sur les liquides — créant le vide, la différence, l’espacement, donc la relation et le sens.


Note

  1. It is taken as a given that language is the principal mode of communication for human beings. It is further assumed that language is always accompanied by other communications systems, that all culture is an interacting set of communications and that, communication as such results from and is a composite of all the specific communication systems as they occur in the total cultural complex (Trager G. L., « Paralanguage : a first approximation », Studies in Linguistics, 13, 1958). torna al rimando a questa nota
  2. Voir « la culture d’une société consiste en ce que quelqu’un doit savoir ou croire pour pouvoir agir d’une façon acceptable envers ses membres, et le faire dans tout rôle social qu’il accepte pour lui-même » (Goodenough W., « Cultural anthropology and linguistics », 1957, maintenant in Language in Culture and Society, D. Hymes éd., New York, 1964). torna al rimando a questa nota
  3. The immediate constituents of a well-formed social event are as psychologically real as the immediate constituents of a well-formed sentence (Brown R., Social Psychology, New York, 1965, pp. 303-304). torna al rimando a questa nota
  4. La ligne intellectuelle poursuivie ici a été tracée par E. Sapir. torna al rimando a questa nota
  5. Dans cette orientation voir nommément Pike K., Language in relation to a unified theory of the structure of human behaviour, The Hague, 1967, 2e éd., et les travaux d’intérêt psychiatrique du groupe de Pittsburg : W. S. Condon, E. J. Charney, F. F. Loeb, H. W. Brosin, ainsi que ceux de G. Bateson, de R. Birdwhistell. Pour une bibliographie, voir Sheflen Albert E., « On the structuring of human communication », American behavioral scientist, v. 10, n. 8, 1967, pp. 8-12. Du côté de l’anthropologie, voir Gumperz J. J. et Hymes D. eds, « The ethnography of Communication », American Anthropologist, v. 66, n. 6, 1964. torna al rimando a questa nota
  6. Voir Hall E. T. et Trager G. L., The analysis of culture, Washington D. C., 1953, et Trager G. L. e Hall E. T., « Culture and communication », Explorations, 3, 1954, pp. 157-249. torna al rimando a questa nota
  7. Hall E. T., « The anthropology of manners », Scientific American, 162, 1955, pp. 85-90. torna al rimando a questa nota
  8. Voir Hall E. T., « Proxemics : the study of man’s spatial relations », dans Man’s image in medicine and anthropology, i. Gladstone éd., New York, 1963, et « A system of notation of proxemic behaviour », American Anthropologist, v. 65, 1963, pp. 1003-1026. torna al rimando a questa nota
  9. Voir A system of notation of proxemic behaviour, op. cit. Le signe spatial aurait toutes les caractéristiques du langage mises en évidence par Hockett G. F., A course in modern linguistics, New York, 1958 : l’arbitraire, la dualité, l’interchangeabilité, le décalage et la spécialisation. Exactement comme dans le langage, même dans une forme plus spécialisée et plus iconique, la proxémique participerait en même temps d’un code digital et d’un code analogique. torna al rimando a questa nota
  10. Voir Hall E. T., The silent language, Greenwich, Conn, 1959. torna al rimando a questa nota
  11. Voir Hall E. T., The hidden dimension, New York, 1966. torna al rimando a questa nota
  12. Beaucoup d’éléments font partie de notre expérience quotidienne : la distance respectueuse, la proximité affectueuse (mais aussi la proximité agressive et la distance indifférente ou méprisante), la hiérarchie des procédures et des emplacements (le chef de table, mon fauteuil, la préséance aux dames, aux vieux, aux « supérieurs »). Rien que la disposition spatiale de la salle d’attente d’une gare se constitue en indice socio- graphique. Les inconnus maintiennent entre eux une « certaine » distance, si les places sont suffisantes les sièges qu’ils occupent seront séparés ou même éloignés. Une famille, au contraire, a tendance à se regrouper, les enfants sur les genoux des adultes. Et tout cela n’est pas si différent de la disposition des oiseaux sur les fils du téléphone. L’éthologie nous a fourni tant pour les invertébrés que pour les mammifères (espèces à contacts vs espèces sans contact, par ex.) des parallèles surprenants (voir Wynne-Edwards J. G., Animal dispersion in Relation to social behaviour, New York, 1962).
    Et encore : entre inconnus le contact rapproché; dos à dos est plus tolerable qu’un contact face à face ou côte à côte. Le contact visuel semble nous forcer à l’interaction : qu’on pense aux réseaux de communication qui s’établissent à l’intérieur des microgroupes. Dans un train souterrain, où le contact face à face est forcé, on réduit la gêne en détournant les yeux : tout le monde regarde ailleurs!
    Pour le sens de la territorialité corporelle, voir Calhoun J. B., « A « behavioral sink » », Rooths of Behaviour, E. L. Bliss éd., New York, 1962, et Mc Bride G., A General theory of social organization and behaviour, Lucia, Australie, 1960. torna al rimando a questa nota
  13. A vrai dire, Hall les tire des analyses plutôt douteuses de Whorf : dans la langue Hopi l’espace qui s’y réfléchit manque de lexicalisation pour les espaces tridimensionaux (chambre, voûte, couloir, etc.). Les Trukese, par exemple, n’ont pas de terminologie pour classer les bords. torna al rimando a questa nota
  14. Essentiel pour le travail sur le geste et l’espace nous semble le travail de Goffmann E., « Alienation from interaction », Human Relations, 10 (I), 1957, pp. 47-70; Encounters, Indianapolis ind., 1961; The presentation of self in everyday life, New York, 1959. torna al rimando a questa nota
  15. Pour découper la substance du contenu proxémique, huit classes d’éléments ont été prévues : (a) identificateurs sexuo-posturaux, (b) axe sociofuge et sociopète, (c) facteurs kinéstésiques, (d) des codes visuels, (e) tactiles, (f) thermaux, (g) olfactifs et (h) une échelle d’intensité vocale.
    Chaque dimension est différemment graduée : (a) distingue les sexes et trois positions : assise, debout, allongée, (b) comprend encore huit positions entre le dos à dos et le face à face, (d) évalue la direction du regard : dirigé (vers les yeux de l’interlocuteur), semi-dirigé (vers la tête), périphérique (sur le corps), externe (autour du corps) (voir A system of notation of proxemic behaviour, op. cit.). torna al rimando a questa nota
  16. Watson O. M. et Graves Th. D., Quantitative research in proxemics behaviour, American Anthropologist, v. 68, n. 4, 1966, pp. 971-985. torna al rimando a questa nota
  17. Hall E. T., « Adumbration as a feature of intercultural Communication », American Anthropologist, v. 66, n. 6, 1964, pp. 154-163. torna al rimando a questa nota
  18. Voir Pike K., Language in relation to a unified theory, etc., op. cit. torna al rimando a questa nota
  19. Voir surtout pour l’architecture Eco U., Appunti per una semiologia delle comunicazioni visive, Florence, 1967. torna al rimando a questa nota
  20. Voir le numéro spécial d’American Anthropologist, 1964, « Formal Semantic Analysis » et le bilan de Sturtevant C., « Studies in Ethnoscience ». torna al rimando a questa nota
  21. Voir Hedinger H., « The evolution of territorial behaviour », Social life of early man, S. L.Washburn, New York, 1961, et Sebeok T. A., « Zoosemiotics », Science, 14, 1965, pp. 1006-1014. Barker L. G., Barker L. S., « Behaviour units for the comparative studies of cultures », Studying personnality cross-culturally, B. Kaplan éd., New York, 1961. Kilpatrik F., Explorations in transactional psychology, New York, 1961. Lynch K., The image of the city, MIT Cambridge, 1960. Grosser M., The painter’s eye, New York, 1951, et Dorner A., The way beyond art, New York, 1958. torna al rimando a questa nota
  22. Par exemple en France, selon des méthodes et avec des buts différents, Mauss et Lévi-Strauss, Meyerson et Vernant, Gurvitch. torna al rimando a questa nota
  23. Voir surtout le dernier livre Hidden dimension, op. cit. torna al rimando a questa nota
  24. Voir « l’enregistrement des écarts différentiels au niveau de l’expression, aussi sur et aussi exhaustif qu’il soit, ne constituera jamais qu’un système d’exclusions et n’apportera jamais la moindre indication sur la signification. Autrement dit, les écarts de signification ne se déduisent pas à partir des écarts du signifiant, et la description sémantique relève d’une activité métalinguistique située à un autre niveau et obéissant aux lois de l’articulation structurelle de la signification, qui apparaissent comme constitutives d’une sorte de logique linguistique immanente » (Greimas A. J., Sémantique structurale, Paris, 1966). torna al rimando a questa nota
  25. Ce système sémique de la spatialité comporterait les sèmes spatialité, dimensionalité, verticalité, horizontalité, perspectivité, latéralité. Sur le côté incomplet l’analyse, mais sur ses possibilités concrètes, voir Greimas A. J., Sémantique, op. cit., pp. 32-36 et Togeby K. dans les Cahiers de Lexicologie, VI. torna al rimando a questa nota
  26. Voir Brown R., Social Psychology, op. cit., pp. 71 et suiv. Brown R. and Gilman A., « The pronouns of power and solidarity », Style in language, T. Sebeok éd., MIT Cambridge, 1960. The terms « solidarity » and « status » will be used in a maximally general way to characterize the two kinds of relations : symmetrical and asymmetrical (1965, p. 73). torna al rimando a questa nota
  27. L’étude vise la définition d’un modèle culturel universel et invariant, qui opère de la même façon dans toute forme d’adress : the linguistic form that is used to an inferior in a dyad of unequal status is, in dyads of equal status, used mutually by intimates; the form used to a superior in a dyad of unequal statuses, in dyads of equal status, used mutually by strangers (1965, p. 92). torna al rimando a questa nota
  28. Tel qu’ils ont été classés par Joos M., The five docks, Bloomington, 1962, pour le langage : intime, casuel, consultatif, formel, froid. torna al rimando a questa nota
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