Le contrepoint de l’identité


Da: Societés. Revue des Sciences Humaines et Sociales, vol. 1, n. 1, Masson, Paris, 1984.
Con Marcello Castellana.


Ouverture

Serait-il possible de faire de la «bonne» sociologie sans s’occuper, d’une manière ou d’une autre de la musi­que et de sa signification? Pousser un peu plus loin cette question peut-être déjà provocante, conduirait à affirmer que les contributions des sociologues, qui ont abordé les problèmes inhérents à la signification musicale, sont plus utiles, plus opératoires que celles des sémioticiens eux-mêmes. Nous propo­sons en fait d’interroger les raisons d’un tel succès en réfléchissant, d’une part à la qualité, la nature des esquisses sociolo­giques et ethno-culturelles et de l’autre, sur la faiblesse des sémiologies du signe musical, à la recherche selon nous utopique, d’une sémantique du langage musi­cal. La force des hypothèses sociologiques réside sans aucun doute dans l’aban­don de la quête des «signifiés» de la musique en terme de désignation adé­quate d’un réfèrent mondain. Nous nous apercevons que Schutz, Weber, Halbwachs et d’autres — quoique par des colorations théoriques fort différentes — proposent des modèles ayant comme objet la musique dans son acte performatif, mais aussi dans les structures de son langage en tant que métaphores du social. Grâce à cette utilisation des struc­tures musicales en tant qu’instrument explicatif des interactions sociales, les modèles néo-phénoménologiques se prê­tent, nous semble-t-il à la modélisation de la pratique musicale elle-même. La musique est bien en mesure d’exploiter les modèles sociologiques puisque les sociologues l’ont toujours fait avec les structures de la musique.

Jusqu’à l’exploration du système tonal, la rationalité implicite de celui-ci (déjà signalée par Weber) permettait au
musicien de programmer sa narration, de «raconter» à partir de l’organisation formelle de la musique. En revanche, depuis que le timbre — donc le son lui-même — a été posé comme objet privilé­gié, la musique contemporaine se trouve obligée d’expérimenter des structures narratives nouvelles. Comment trouver une rationalité ad hoc pour cette dimen­sion morphologique et substantielle de la musique? Comment en faire un «récit »?

Nous allons présenter cette interface entre social et musical par le chiasme d’une double controverse croisée. La première saisit la «musicalité» et la «socialité» comme deux domaines inter­textuels qui échangent leurs propres constituants. A partir de la nature de ces renvois, la deuxième controverse concerne plutôt la pratique musicale contempo­raine. Le tout, avec une fort petite pré­tention: montrer une direction de recherche concrète à une forme artisti­que en quête de son public.

Première controverse

Dans son article sur Mozart, Schutz reprend surtout les œuvres de théâtre musical dans l’ensemble des pro­ductions du compositeur. Il le fait à par­tir des réflexions d’H. Cohen (néo­kantien) dont on connaît aussi l’influence sur Benjamin, et de celles de Dilthey, philosophe qui a eu un rôle fondamental dans le débat sur les rapports entre sciences de l’homme et sciences exactes. Schutz essaie de montrer que l’on pour­rait considérer Mozart comme un «phi­losophe social» à partir de l’analyse des moyennes qu’il utilise pour la construc­tion de la psychologie de ses person­nages. En suivant l’idée de Dilthey, il oppose Mozart à Wagner non seulement pour la nature de sa relation au social — problématique qu’on retrouve déjà par ailleurs, chez Nietzsche — mais sur­tout en ce qui concerne la structure interne du discours narratif. Wagner, d’après Schutz, assure la cohérence tex­tuelle par un dispositif complexe d’anaphore et cathapores. En revanche, Mozart aboutit à une sorte de «conti­nuité d’expérience» en faisant l’écono­mie de la linéarité réthorique caracté­ristique de Wagner. Les moyens déjà établis au préalable par Dilthey, utilisés en vue de la construction d’un réseau de connexions «verticales» sont le recitativo, les sonorités orchestrales et l’inter­vention du chœur.

Cette continuité d’expérience est, par ailleurs, orientée: le spectateur retrouve dans l’interaction entre les personnages, un modèle simulé de la communication idéelle entre le musicien et le spectateur lui-même.

A partir de ce constat, le sociologue peut introduire une conception relation­nelle de la notion de rôle: les person­nages de l’opéra chez Mozart ne sont pas pré-constitués dans leur identité repré­sentative. En fait, l’idée de rôle préfigée qu’on retrouve chez Cohen aussi bien que chez Dilthey est tout bonnement niée par Schutz. Pour ce dernier l’iden­tité est «contextual dépendent» bien qu’il ressente toutefois la nécessité d’ajouter un minimum réthorique indis­pensable à la «capture» perceptive. Le rôle social, ainsi défini, se trouve alors détaché d’un système abstrait, postulé comme pré-existant au sujet; il dépend, au contraire des relations contractuelles qui s’instaurent parmi les sujets dans un contexte donné. Cette configuration particulière des rôles leur permet de redéfinir les coordonnées minimales nécessaires à leur reconnaissance.
Nous dirons que Schutz, d’une façon nous semble-t-il très convaincante, fait à travers l’analyse musicale, une distinc­tion capitale pour la théorie des sys­tèmes de signification du discours social. D’une part il focalise la nécessité d’un dispositif à la fois compact et itératif concernant l’individuation du person­nage; d’autre part, il reconnaît, à partir des situations contextuelles de ce dernier une identité structurelle, se définissant par les relations entre les personnages. La saisie de l’individu, unité singulière faisant partie d’une totalité sociale préa­lablement définie se trouve ainsi déta­chée de l’analyse de l’identité sociale, appelant, elle, une définition qui privi­légie forcément les relations à leurs termes. Comme le disait Benjamin, le théâtre ne reproduit pas de situation: il la construit; Mozart montre ainsi sa théorie sociale: il construit dans son langage artistique ce que Schutz exploite dans son méta-langage sociologique. On reconnaît assez aisément dans ces considérations les lignes principales de la polémique que Schutz porte contre Durkheim et Parsons. Dans son souci de mettre en évidence la subjectivité dans la convergence des sociologies phénoménologiques, de certaines formes de fonctionnalisme et d’interactionnisme symbolique, Schutz critique la position selon laquelle la stabilité sociale est assurée par l’utilisation commune des codes culturels et des orientations de la valeur.
Il estime, au contraire, que les acteurs sociaux produisent la valeur par négo­ciation contractuelle selon le type de contexte dans lequel ils interagissent. En ce qui concerne la spécificité du phéno­mène musical, il nous semble intéressant de signaler que Schutz (cf. l’article de Schutz dans ce même numéro), par son concept de relation «syntonique» s’attache aux considérations d’Halbwachs — dont le lecteur trouvera un extrait dans le pré­sent numéro — qu’il considère comme une sorte de racine implicite de la pensée de Parsons. Pour Schutz, l’ordre social ne doit pas être conçu comme une struc­ture définie au préalable, une mémoire collective, mais comme un espace de pratique. Selon la définition de Garfinkel, Schutz a mis à la disposition des études sociologiques l’idée que la connaissance des structures sociales dans l’activité quotidienne passe à tra­vers les circonstances pratiques donnant lieu à un raisonnement sociologique pra­tique. La connaissance de la société est une réalisation plutôt qu’un héritage et l’apprentissage de la réalité sociale est la production de la réalité elle-même.
Mais Schutz pousse plus encore sa réflexion en utilisant toujours le phéno­mène musical. Par exemple, il propose de comparer l’évolution de la personna­lité du sujet aux formes de développe­ment, du contrepoint. Dans un seul flux interactif, en fait, le sujet retrouve les «facettes» de son identité, comme l’au­diteur qui peut saisir plusieurs lignes mélodiques faisant partie du même espace représentatif. Dans son livre sur les problèmes de la «relevance» Schutz explicite ce concept de façon suivante: «L’auditeur peut suivre l’un ou l’autre thème, considérer que l’un est le thème principal, l’autre le thème subordonné et vice versa. Un thème détermine l’autre et, cependant, reste prédominant dans l’ensemble du réseau structurel.

Le contrepoint de notre personnalité et de notre flux de conscience est le corollaire de ce que nous avons appelé une sorte d’hypothèse schizophrénique du jeu »… «pour rendre une chose thé­matique et l’autre périphérique, nous devons postuler une rupture artificielle de l’unité de la personnalité »… «Il y a deux activités dans notre personnalité qui prises d’une façon isolée nous per­mettent d’opérer une coupure plus ou moins nette entre le thème et l’horizon. D’un côté par exemple, nous percevons le phénomène du monde extérieur, et de l’autre nous opérons, c’est-à-dire, nous changeons le monde extérieur à travers le mouvement du corps. Mais un exa­men ultérieur va montrer que dans ce cas-là, la théorie de l’activité sélective de l’esprit n’est qu’une étiquette pour com­prendre une série de problèmes encore plus compliqués comme ceux de champ, thème et horizon, à savoir une étiquette qui nous sert pour ce problème fonda­mental que nous appelons le problème de la relevance».

Deuxième controverse

Lorsque Schutz utilise le contrepoint pour rendre compte de la polyphonie de la personnalité humaine, il exploite, les qualités topologiques des relations entre les lignes mélodiques. Or, soit le contre­point, soit cette sorte de syntaxe prélimi­naire de la personnalité, ont un contenu topologique fort indépendant des éven­tuelles désignations mondaines qu’on pourra investir successivement. Confor­mément au postulat de Schutz, nous proposons d’ajouter à la lecture «au pré­sent» du phénomène musical, une saisie de type logique, exploitant cette fracture artificielle dont le sociologue est por­teur. Celle-ci est, à nos yeux, indispensable pour saisir la nature intuitive de certaines formes de signification. Si l’on veut, les contenus topologiques et rela­tionnels du contrepoint sont liés par une espèce de contrat, ainsi que l’unité du moi est toujours à maintenir et à res­pecter «comme si» elle était contrac­tuelle. Ainsi que nous l’avons remarqué plus haut, à la définition inter-subjective de l’individu — dont le modèle est l’opéra de Mozart — Schutz ajoute une sorte de structure intra-subjective dont le modèle est le contrepoint. Nous vou­drions nous arrêter sur la pensée per­mettant à Schutz comme à Cohen, à Halbwachs comme à Dilthey, d’évoquer, à travers des métaphores, les structures du social et de la personnalité. S’agit-il, au premier abord, effectivement de métaphore? La réponse est affirma­tive, à condition d’élargir la réflexion sur le concept de métaphore à la nature même de cette figure réthorique. Autre­ment dit, au lieu de fixer notre attention sur le «métaphorisant» et le «métaphorisé» — les termes de la métaphore — nous proposons d’aborder la signification de la relation qui les lient. On pourrait ainsi imaginer que cette relation soit comparable à la connotation permettant à la musique de signifier d’une façon tout à fait différente de celle du langage verbal. Sans envisager ou imiter des états du monde la musique produit le sentiment intuitif d’être face à une orga­nisation, sinon architecturale, du moins morphologisée dans le détail. A partir de ce constat il conviendra de faire une distinction entre la façon d’organiser le discours musical et la matière sonore, objet de l’organisation. Nous nous aper­cevons ainsi que la musique est une sorte de langue au sens saussurien qui ne se confond jamais avec son langage de manifestation. On voit bien que l’individuation du son, ne doit pas être confon­due avec la dynamique interne à l’identité du sujet compositeur. Néan­moins l’individu et l’identité sont en rela­tion performative: seule l’activité événementielle des acteurs sociaux per­met de saisir l’individu comme un ensemble d’identités liées par un contre­point. Nous proposons d’une façon néo­kantienne d’appeler hypotypose cette saisie, ou plutôt la nature métaphorique et intuitive de la saisie elle-même.
La relation d’hypotypose a l’avantage de compléter le «mutual tuning in relationship» d’A. Schutz en mettant ainsi en évidence soit l’intersfubjectivité audi­teur-musicien, soit l’intrasubjectivité du compositeur (se projetant sur la matière sonore comme un simulacre fiduciaire) soit, encore, la relation (d’hypotypose, précisément) qui renoue ces deux niveaux solidaires.

Le modèle à étagère qui se dégage n’est pas lié à sa genèse dans le temps: il remonte plutôt à la reconstruction artifi­cielle de la personnalité indiquée par Schutz. Cependant, rien n’empêche de faire une distinction entre la chaîne qui articule les «énoncés» musicaux et l’ha­billage figuratif survenant lors de l’attri­bution à ces énoncés de coordonnées spatio-temporelles plus ou moins expli­cites. A propos notamment, de la dimen­sion temporelle, Schutz remarque la distance entre le temps de construction du discours musical et le temps de sa saisie. Le premier est propre au compo­siteur tandis que le second est négocié à l’intérieur de la relation «syntonique ». C’est là, d’ailleurs, la polémique oppo­sant Schutz à Halbwachs. Là où le pre­mier se pose au niveau d’une performance musicale temporalisée le second est parti­san d’une théorie de la compétence qui serait présupposée à l’acte lui-même comme une sorte de garantie culturelle.
De notre part, nous proposons d’inté­grer le souci taxinomique de construire une «mémoire collective» à la visée évé­nementielle d’un procès «syntonique» orienté. Évidemment, il va falloir ajou­ter à notre «étagère» un niveau ulté­rieur et profond, relationnel et logique.
L’univers sonore dans son ensemble doit être postulé avant même qu’on puisse parler de contexte. Le répertoire d’into­nation ainsi conçu peut être dynamisé par des opérations compositionnelles et recatégorisé en vue de la construction d’un discours-contexte.
Il est même banal de souligner que la nature de la temporalité qu’on retrouve aux différents niveaux n’est pas la même. Le temps «au présent» de la per­formance se combine nécessairement avec une temporalité abstraite et logique de la composition tout en présupposant un temps zéro qui permet de saisir un univers taxinomique fondamental issu de la calcification historique.

Coda

Peut-on généraliser ce modèle com­plexe, relevant d’une réflexion sur la musique classique, à la pratique musi­cale contemporaine? Le débat sur la narrativité ouvert depuis quelque temps par les compositeurs et les théoriciens les plus attentifs à l’évolution de l’esprit esthétique de notre époque semble mon­trer une possibilité de réfléchir dans cette direction. Ainsi que le remarque D. Charles, le son ne pense pas: il est un potentiel différentiel qui n’appelle qu’à
être dynamisé, sculpté pour devenir ainsi le lieu de convergence inter­subjectif auditeur-compositeur. Mais alors si la sociologie à la recherche d’un modèle rendant compte de la dimension contractuelle de l’interaction, retrouve le contrepoint de l’intersubjectivité, pour­quoi ne pas chercher une narrativité non figurative, mais liée à la succession stratégique de la performance elle-même? La temporalité se trouverait ainsi fixée par les nuances du son lui-même et les morphologies substantielles, se traduiraient par conversion, dans un scénario narratif qui, loin d’être une reproduction des formes musicales désuètes, introduirait des «universaux mythiques» — tel que celui d’Agon — indispensables compléments à la char­pente pratique de la matière sonore.
Dans le cadre d’une sorte de réthorique de l’imaginaire, l’hypotypose serait ainsi la schizophrénie du jeu — compo-sitionnel — posée par Schutz: dans la manipulation stratégique des relations «syntoniques» nous voudrions écouter l’«histoire» et le travail esthétique de la manipulation non conceptuelle de la matière.

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