Réflexions sur le musée et ses stratégies de signification


Da: Denis Apothéloz, Ursula Bähler, Michael Schulz (éds), Analyser le Musée. Actes du colloque international organisé par l’Association Suisse de Sémiotique (ASS/SGS), Lausanne 21-22 avril 1995, Centre de Recherches Sémiologiques, Université de Neuchâtel, Travaux du Centre de Recherches Sémiologiques, n. 64, Août 1996, pp. 155-169.


1. La relation entre l’œuvre et le musée

Je voudrais commencer par une anecdote que raconte Gombrowicz. C’est l’histoire de deux détenus dans un camp de concentration, qui s’amusent à visiter imaginairement des musées: «Alors quand tu rentres au Louvre, tu tournes à droite et il y a ce tableau allemand, puis tu tournes à gauche et il y a ce tableau espagnol». Et puis l’autre répond: «Non non, il n’est pas là, il est en face». Et Gombrowicz terminait son histoire en disant: «Il vaudrait mieux qu’on ne change pas les tableaux de place dans les musées». Or, malheureusement, on les change souvent de place; et on fait beaucoup d’expositions, énormément même. Ainsi, le 28 avril prochain, trois expositions vont être inaugurées le même jour au musée du Louvre. Si vous prenez le programme du Louvre, vous verrez qu’il y a encore d’autres expositions en cours. Et puis, on fait des expositions ailleurs que dans les musées; et parfois dans des endroits surprenants: je pense par exemple à ce qu’on appelle étalages. Aujourd’hui, les meubles qu’on fabrique, on essaye de les présenter non plus dans les grands magasins, mais dans des musées. De plus en plus les objets aspirent à entrer dans les musées.
Par ailleurs, comme les musées tendent de plus en plus à être les commanditaires des œuvres, on produit de plus en plus d’œuvres qui sont spécialement conçues pour les musées. Ce qui fait que les musées préforment l’œuvre d’art. La situation est donc plus complexe qu’on ne pourrait le penser au premier abord. Le musée produit des objects, des œuvres, faites pour lui, de sorte qu’une fois sorties du musée, ces œuvres n’existent plus; c’est la mise en scène dans le musée qui constitue l’œuvre. Ce point est tout à fait fondamental. S’interroger sur les musées aujourd’hui, c’est s’interroger sur la forme des œuvres. Il y a là un renversement de perspective. Si j’insiste sur ce phénomène, c’est parce qu’on dit souvent que le musée est l’héritier des anciennes collections. Ce qui est vrai; mais il est non moins vrai qu’aujourd’hui, il tend à engendrer les œuvres, la forme même des œuvres. De sorte qu’étudier la forme-musée, c’est étudier la forme-œuvre, et non l’inverse.
Un autre phénomène, qui a déjà été signalé il y a une dizaine d’années et qui aujourd’hui apparaît tout à fait évident, c’est le fait que les villes, les centres-villes, tendent eux-mêmes à prendre une allure muséale. Il y a de plus en plus un syndrome de Pompéi, si vous me passez l’ expression. C’est-à-dire que les centres des villes sont organisés comme des parcours d’exposition. Vous croyez vous promener dans un centre-ville mais en réalité vous vous promenez dans une forme-musée, qui est sortie, pour ainsi dire, du musée et qui s’est emparée de la ville. Un peu comme les boutiques duty-free se sont emparées du reste de la ville (on fait de plus en plus des magasins qui ont l’air de duty-free), le musée s’est constitué comme une sorte de graine structurale qui prolifère. C’est pourquoi il est intéressant de penser en urbaniste la muséification de la ville, exactement comme on pense en architecte la construction des musées. Ces hypothèses, même formulées un peu rapidement comme je viens de le faire, permettent de prendre du recul par rapport à la représentation traditionnelle selon laquelle il y aurait d’abord l’œuvre originale, qu’on place ensuite dans un musée, et enfin le musée qui, selon ses contraintes propres, confère à l’œuvre d’autres types de significations.

2. Le degré zéro du musée et les limites du muséifiable

Pourtant il est inévitable de partir de ce que j’appellerais volontiers le degré zéro du musée: à savoir le fonctionnement qui fait que, une fois enlevées de leur usage quotidien et inscrites dans un lieu communicatif (un musée), les œuvres deviennent nécessairement communicatives et douées de signification. Ce phénomène est inévitable. Barthes l’avait déjà dit, quand il écrivait que dans la société où nous sommes, toute fonction se transforme en signe de sa fonction. Vous pouvez mettre dans un musée un monsieur en train de se raser et il deviendra le signe de la fonction «se raser». Le fait essentiel (c’est une vieillé idée marxiste), c’est que la fonction de communication prime sur la fonction «fonction». C’est cela qu’il faut regarder, s’emparer du degré zéro de cette affirmation. Après on ne devrait plus y revenir, car nous sommes dans le sémiotique, je dirais même dans le socio-sémiotique. Cela d ‘autant plus que la plupart des musées sont métalinguistiques; non pas dans le sens banal qu’il y a des éléments du musée qui indiquent comment il faut appréhender le musée, mais parce que de plus en plus on fait dans les musées des expositions qui sont des anciennes expositions. Par exemple, on refait l’exposition de l’Art dégénéré. De plus en plus on refait telles qu’on les faisait les expositions du début du siècle. Si bien qu’on a une exposition qui met en scène une exposition. Or, qu’est-ce que c’est qu’une exposition qui met en scène une exposition? Et que fait-on si on reconstitue un cabinet de curiosités à l’intérieur d’un musée, sachant que les musées sont les héritiers des cabinets de curiosités? On pourrait soumettre à l’étude sémiotique l’inévitable décalage qui se produit dans ces cas.
Il est donc tout à fait normal que le musée s’interroge sur son fonctionnement de communication. Du moment qu’on rentre dans la communication, la notion de métalangage devient inévitable; non pas comme instrument exploité de l’extérieur, mais naturellement et à l’intérieur du fonctionnement de son propre langage. Dès lors qu’il y a signe, inexorablement il y a une stratification de ce genre.
Il serait également intéressant de se demander s’il y a des objets non muséifiables; ou de se demander quels sont les objets dont les contraintes internes font qu’ils en deviennent difficilement muséifiables. Par exemple, il n’est pas facile de faire un musée du cinéma. Il est plus facile de faire un musée de la photo. Et le musée de la mode? Et les musées sur les objets futuribles, technologiquement très avancés? Dans ce dernier cas, vous vous apercevez rapidement que les moyens par lesquels vous faites ce type d’exposition sont en retard sur les objets très «avancés» que vous exposez. Peut-êtrè pourrait-on dire qu’il y a des musées qui sont en retard sur l’objet. A partir de ce genre de considérations, on pourrait concevoir des contraintes spécifiques qui iraient contre l’affirmation générale que tout devient musée. Cette affirmation est aujourd’hui des plus fréquentes: depuis les écomusées, tout devient musée. En Allemagne, il y a des villages qui sont des écomusées et où des gens viennent travailler. Les gens y travaillent pour de bon, mais en même temps ils sont là pour communiquer aux autres le fait qu’ils sont en train de travailler (ce qui change tout). C’est évidemment tout autre chose de gratter le pain, et de montrer comment on gratte le pain. Entre les deux la différence peut même être dramatique: un ami espagnol m’a raconté qu’on avait fait un musée de la corrida, où on montrait comment on tue le taureau; le torero ne regardait pas le taureau, il regardait la caméra!
A partir de cette interrogation générale sur les limites du muséifiable, on pourrait se poser des questions un peu plus concrètes.
On dit toujours que nous sommes dans une société en perte radicale de symbolisation. Est-ce que cela est bien vrai? Est-ce que les musées dé-symbolisent? ou re-symbolisent? Il est probable qu’il y a effectivement des opérations de dé-symbolisation (c’est ce qui passe avec les objets de piété quand ils entrent au musée). Mais il m’est apparu non moins évident que, récemment, la France avait essayé de trouver qui était son grand peintre moderne, et a consacré Matisse. Il y a eu une exposition qui a consacré Matisse comme LE peintre national de la modernité.
Dans une société comme la nôtre, il y a une grande quantité d’opérations de re-symbolisation, et beaucoup ont pour théâtre les musées. Une raison de plus pour dire que l’approche sémiotique ne consiste pas à porter un regard d’entomologiste sur le comportement des conservateurs de musées; et qu’elle est capitale pour comprendre les opérations de sémiotisation et de dé-sémiotisation dont je viens de parler.

3. Positions d’énonciateur et positions de lecteur

On entend souvent dire que le musée est le théâtre d’une certaine manipulation, avec d’un côté les (méchants) manipulateurs – les conservateurs – et de l’autre les (pauvres) manipulés – les visiteurs. Or, dans un exemple que nous avons étudié hier, il y a des étiquettes qui sont placées très bas, pour que les enfants puissent les lire. On pourrait dire que dans ce cas, ce sont les conservateurs, qui ont une taille moyenne de 1,70m, qui ont été manipulés par les enfants. Voilà donc un manipulateur manipulé! En réalité, je ne pense pas que l’on puisse résoudre le problème de la manipulation en ces termes. Je propose plutôt la thèse suivante: il n’y a pas de manipulateur, il n’y a pas de manipulé. Il y a en revanche, impliquées dans le dispositif muséographique, dans les objets tels qu’ils sont disposés, des positions d’énonciateur (quelqu’un qui a arrangé les choses d’une certaine façon) et des positions de lecteur (par exemple, pour arriver à lire un certain graphisme, il faut s’approcher jusqu’à une certaine distance). Le visiteur est donc manipulé en ce sens qu’il est convié à prendre en charge les positions de lecteur inscrites dans le dispositif muséographique. Il reste cependant libre de ne pas les assumer et, en ce sens-là, il n’est pas manipulé.
Donc laissons de côté cette idée de manipulateur et de manipulé. Et réfléchissons, en tant que sémioticiens, au fait qu’il y a des configurations, des dispositifs muséographiques qui impliquent des voyages dans la forme et dans le sens; et que ce type de voyage engage une mise en forme, d’un côté, et une lecture, de l’autre. Ce qui n’empêche pas que deux personnes très différentes puissent entrer et ne pas regarder une chose mais en regarder une autre, faire leur propre choix, venir regarder une seule œuvre, etc. Il n’empêche que toutes les affirmations du genre «j’aimerais bien que les gens qui entrent soient tout à fait libres» doivent être considérées de façon critique: on dit toujours cela, et puis on met une flèche2. La question n’est pas de savoir si les gens sont ou non tout à fait libres. Considérons plutôt le visiteur comme un dispositif de configurations impliquant un projet muséographique et une lecture. Or, il y a des types de lecture différents. Hier, dans la visite à l’Élysée, on a tous commencé par la gauche au premier étage. Mais on peut lutter contre cette tendance à penser que les musées sont comme les pages d’un livre ouvert qu’on lit dans le sens de l’écriture (ce qui est très occidental). On peut imaginer d’autres types de lectures. Il y a des lectures verticales, des lectures à l’envers, il y a beaucoup de types de lectures. Quand vous regardez cette carte géographique, la plupart d’entre vous lisent de gauche à droite. Moi-même j’ai beaucoup de peine à lire de la Croatie vers la France. Il y a donc d’une part des habitudes de lecture, d’autre part des organisations de l’espace qui peuvent accepter ou résister aux habitudes de lecture.
Nous sommes donc en face d’un espace synthétique (on l’a dit autrefois), syncrétique (je crois qu’on pourrait le dire) où sont à l’œuvre toute une série de stratégies sur lesquelles précisément je voudrais un tout petit peu m’interroger avec vous.

4. Fonctions du musée

Mais d’abord, trois remarques qui me semblent utiles pour comprendre le problème des musées. La première a trait à la divulgation du savoir (le musée fait savoir des choses, c’est évident). La seconde concerne la question de la construction de la valeur. La troisième concerne les problèmes d’esthésie.

4.1. Musée et divulgation du savoir

Le musée, cela va de soi, est confronté à la question du discours divulgatif. Or, le discours de divulgation a des caractéristiques spécifiques, curieuses et intéressantes, susceptibles d’intéresser les musées. Dans le discours divulgatif, la première chose qui disparaît, c’est le sujet de l’énonciation affiché, c’est le fait qu’il y a quelqu’un qui dit: «Moi, j’ai trouvé cela». Conséquence de cette disparition: il n’y a plus de jugements de probabilité ni de jugements de subjectivité. Pourtant on pourrait très bien imaginer une forme de divulgation scientifique qui, au contraire, récupère l’importance de l’activité de découverte, qui mette en scène la subjectivité découvrante et ses stratégies, ou la subjectivité du destinataire qui interprète. Il en va de même des musées scientifiques qui peuvent poursuivre deux types de stratégies: la première consiste à présenter tel quel un phénomène; la seconde consiste au contraire à montrer toute l’activité de découverte ou toutes les opérations nécessaires pour, d’une certaine façon, reconstruire la découverte d’un phénomène3.
En réalité, les stratégies d’exposition et de présentation sont plus nombreuses, et j’ai l’impression qu’il faudrait peut-être en parler en termes de genres, comme on l’a fait pour le discours divulgatif. Dans la genèse du discours divulgatif, il y a d’abord les papiers de découverte; ensuite il y a quelqu’un qui raconte la découverte en l’intégrant dans une review; puis il y a quelqu’un qui l’intègre dans un article bien constitué, où d’ailleurs disparaissent des tas de choses; ensuite il y a la divulgation, par exemple dans le Scientific American; etc. Donc, il y a plusieurs niveaux de textes, plusieurs paliers de transformation. De façon analogue, on pourrait distinguer divers types d’exposition, caractérisés par des degrés différents de divulgation. On devrait ensuite les évaluer dans leurs intentions et dans leurs différences stratégiques.

4.2. Musée et construction de la valeur

Abordons à présent la question de la construction de la valeur. Il y a un exemple qui m’avait beaucoup frappé il y a quelques années: je veux parler du Palazzo Grassi, à Venise (c’est une institution privée, qui appartient à la Fiat). Au début, on y a fait des expositions où il n’y avait que des œuvres originales: Arcimboldo, Tinguely, etc. Cela n’a pas eu beaucoup de succès. On a donc décidé de faire des grandes expositions de divulgation: sur les Phéniciens, les Goths, les Etrusques. Dans le cas des Phéniciens, ce qui m’avait frappé, c’est qu’il n’y avait presque rien de vrai, presque aucun élément original. Seulement une statue. Elle faisait plus que vrai, elle était devenue une sorte d’emblème. Que se passe-t-il quand quelque chose de très beau, une statue, devient un emblème? En généralisant, on pourrait se demander quelles sont les stratégies de construction de la valeur dans un musée? Un musée n’est pas simplement quelque chose qui met en évidence et qui fait savoir; il construit et déconstruit des valeurs.
Un autre exemple qui m’a beaucoup frappé, récemment, c’est que dans l’exposition Brancusi à Beaubourg, tout était original, à ceci près qu’il y avait une petite pancarte qui disait que trois oiseaux de Brancusi n’avaient pas pu être exposés parce que le musée de Toronto n’avait pas pu les envoyer, et qu’ils étaient remplacés par des calques. Quand j’ai dit cela à un ami, il m’a dit: «Tu n’as rien compris, c’est des calques originaux!». Et c’étaient en effet les calques originaux de Brancusi. Il n’empêche que c’étaient des calques. Que se passe-t-il dans un cas comme celui-là? Qu’en est-il du calque et de l’original dans cette affaire?
Autre exemple: l’exposition sur Titien faite par Laclotte. Il y avait une salle qui était consacrée entièrement aux attributions probables. Or, on pourrait très bien imaginer qu’un conservateur de musée refuse d’exposer des pièces dont l’attribution est douteuse. Dans le cas du Titien, tout le monde a trouvé l’idée excellente. Il y avait des moments où le public était bouleversé, parce qu’il y avait des choses dont la qualité, la beauté était invraisemblable, mais dont l’attribution était non démontrable, pour des raisons techniques et philologiques. Qu’en était-il de cette salle? Comment l’interpréter, par rapport au reste de l’exposition? Pourquoi parfois exclut-on ce type de salle? Quel effet font-elles quand elles sont introduites? Et pourquoi avoir dédié une salle aux attributions douteuses? Pourquoi ce lieu de damnation? A mon avis ce fut une excellente idée. Mais elle montre qu’il peut y avoir des stratégies de signification complexes. En l’occurrence, il s’agissait d’un jugement fondamental sur une attitude de la critique d’art contemporaine: l’attributionnisme, son délire d’attribution. Il y avait vis-à-vis de cette attitude une sorte de jugement ironique et implicite4.
Ces choses-là touchent à des problèmes intéressants. Ainsi, à l’époque où j’ai eu l’occasion de diriger le groupe de communication dans la constitution des collections du musée d’Orsay, j’ai été très frappé, dans les contacts avec les conservateurs, par leur extraordinaire compétence, et en même temps par les débats qu’ils avaient entre eux sur des questions qui, à nos yeux, paraissaient évidentes. Par exemple, pour annoncer au premier étage les peintres impressionnistes, le problème était: faut-il mettre une plaque où il y a écrit L’impressionnisme? ou éventuellement Impressionnisme? Faut-il mettre l’article? Est-ce qu’on doit mettre Impressionnistes au pluriel, pour souligner qu’il y a plusieurs courants ou auteurs? Ces questions tout a fait banales ont suscité une longue discussion, au terme de laquelle il a été décidé qu’on mettrait Les impressionnismes! Cette discussion impliquait des évaluations métalinguistiques, et un jugement critique non dénué d’importance. On voit par là que le problème de la communication impose parfois un régime critique, des stratégies d’écriture et de représentation qui sont parfois intéressantes pour elles-mêmes. Il y a des choses qu’on est obligé de dire, et sur ce point les conservateurs ne sont pas différents des scientifiques. J’ai connu un grand physicien italien qui m’a dit un jour: «J’aime faire de la divulgation, parce que c’est là que je dis parfois des choses que je ne suis pas encore en mesure de prouver, mais que je dis parce que je sais que cela m’engage par rapport à un public». Je trouve que c’est une idée très juste. Je crois que les conservateurs de musées, parfois, par exemple dans la façon dont ils organisent l’espace (pas du point de vue de la communication), adoptent des positions critiques: ils portent implicitement des jugements, notamment sur les œuvres qu’ils exposent. En ce sens ils font ce qu’on pourrait appeler une critique militante, mais impliquée dans le travail lui-même5.

4.3. Musée et esthésie

Un autre type de valorisation, c’est l’esthésie. La première fois que je suis entré au musée Paul Getty, une chose m’a beaucoup frappé: c’est qu’il y a une statue, à l’extérieur, une Vénus (tout à fait mon genre!); je m’en suis approché avec curiosité, et j’ai vu qu’il y avait écrit: «Touchez-la, mais une fois entrés ne touchez plus rien!». J’ai trouvé cela très sage. J’ai mis la main, naturellement, comme font désormais tous les visiteurs et les visiteuses, et une fois entré je n’ai plus rien touché. Ceci conduit à se demander: qu’est-ce qu’on a le droit de toucher dans les musées? Quels sont les sens qui sont impliqués? Le visiteur n’est pas désincarné, et il faut en tenir compte dans l’aménagement des musées6. Au musée de l’Élysée, par exemple, on a décidé de garder le parterre, et on a bien fait: il est bien qu’on entende son propre bruit, le bruit qu’on fait en se déplaçant. A Orsay (musée que je trouve plutôt raté), il y a une chose que je trouve très bien, c’est qu’on a conservé la pierre par terre; on n’a pas mis de moquette. La moquette fait disparaître le bruit de la personne qui se déplace, elle donne ce côté mystérieux, étouffé, de l’œuvre à regarder; elle fait aussi baisser la voix. Vous baissez moins la voix quand vous entendez votre pas sur un parquet qui craque. Bien entendu, ensuite il faut faire attention à ce que le bruit ne devienne pas trop fort. A Orsay par exemple, on à dû recourir à une technique d’absorption avec des bouteilles qui diminuent le bruit. Ce sont là des questions d’ordre technique qu’on aurait tort de considérer comme secondaires; il est importànt dans un musée de pouvoir s’écouter et écouter l’autre faire des commentaires. Dans le même ordre d’idées, il est bien connu qu’il y a des musées dans lesquels on dispose les œuvres «intouchables» de façon à ce que l’on puisse un peu toucher ce qui est à côté. Il y a une façon de placer des œuvres mineures, de moindre importance, des tableaux pas terribles, à côté de la grande œuvre, qui incitent le visiteur à se défouler un tout petit peu.
Il y a d’ailleurs un mouvement en faveur des espaces pour non-voyants dans les musées. Cela m’intéresserait beaucoup de parler avec quelqu’un qui conçoit de tels espaces. Qu’est-ce qu’il fait? Comment est-ce qu’il organise l’espace?
Quant à l’effet du musée sur le visiteur, aux comportements qu’il provoque, j’aimerais donner un exemple. C’était les années du syndrome de Stendhal, dont on a beaucoup parlé, c’est-à-dire les gens qui s’évanouissent devant une œuvre. Un livre a été écrit, il y a un an ou deux, où il est expliqué qu’à Florence, étant donné qu’il y a énormément de gens qui visitent le musée des Uffizi, de temps en temps il y a une personne qui, devant un Raphaël, s’évanouit. On peut bien sûr mettre cela sur le compte du vin rouge ou du vin blanc – surtout l’été! Mais on peut penser que le syndrome de Stendhal n’est pas qu’une blague, et s’interroger sur les effets émotionnels qu’une œuvre peut provoquer. Sans aller jusqu’à parler de catharsis aristotélicienne, je m’interrogerais sérieusement sur cette affaire. Peut-on vraiment recréer l’atmosphère de l’œuvre, est-ce qu’on peut vraiment vous faire avoir les mêmes émotions? Ou est-ce que simplement on veut vous faire regarder mieux un détail plutôt qu’un autre? C’est toute la différence entre le jugement qu’on appelle théorétique et le jugement esthésique.

5. Quelques stratégies: représenter, exemplifier, décrire

Réfléchissons maintenant au problème de quelques stratégies sémiotiques. Je commencerai par le problème du cadrage, ce qu’on appelle parfois le frame. La chose qui nous intéresse, c’est la possibilité de la multiplicité des cadrages, le fait qu’il y a, à l’occasion, des choses qui sont cadrées par d’autres choses qui elles-mêmes les encadrent. Je sais que c’est de l’ordre du bricolage, mais je voudrais vous rappeler que dans la culture occidentale, l’idée qu’il y a un espace cadrant à l’intérieur duquel on construit des partitions, sur lesquelles on met des couleurs et des figures, cela s’appelle art du blason, et cela date au moins du début du Moyen-Age. Le problème de la partition interne d’un espace, et celui de l’organisation inter-espaces, sont des problèmes essentiels. Et l’idée d’une multiple réalité a dans notre culture une tradition très ancienne. Une des fonctions fondamentales du frame est d’isoler une signification et de lui donner une consistance, si bien que derrière tout cadrage il y a des stratégies de signification.
En relation avec le problème du frame, il y a la question de l’exhibition des objets. Ce qu’on expose, c’est ou bien un objet qui est la chose, ou bien un objet qui représente la chose (calque). Mais nous avons vu, avec ce que j’ai appelé plus haut le degré zéro du musée, que même l’objet qui est la chose n’est pas là en tant que la chose elle-même, mais en tant que signe de la chose. D’où une distinction supplémentaire: l’objet qui n’est pas là pour représenter la chose de l’époque peut être là parce qu’il exhibe certaines propriétés de la chose. Quelle est la différence entre, d’une part, représenter une chose et, d’autre part, exhiber (ou exemplifier) des propriétés?
Laissez-moi donner un exemple. On a fait une exposition à Paris, à laquelle j’avais d’ailleurs participé, qui s’appelait L’Azur. Dans la plus grande partie de l’exposition, il y avait du bleu. On pouvait dès lors très bien concevoir que cette exposition exhibait, exemplifiait la propriété de l’azur dans tous les objets qui étaient exposés (il y avait des objets extrêmement divers). Les tableaux où était représentée la mer étaient exposés seulement pour exemplifier la propriété d’être bleu. On devine que le problème de l’exemplification des propriétés est étroitement corrélé à celui des stratégies d’énonciation. Les stratégies ostensives (par exemple, le fait que la lumière tombe d’une certaine façon, que les spots soient dirigés sur l’original et non pas sur le calque), sont des stratégies qui ont la vertu non pas de représenter quelque chose, mais d’exemplifier quelques-unes des propriétés de l’objet. La sémiotique a mis en évidence de façon claire les stratégies d’énonciation par lesquelles, sur l’objet lui-même, on décide de faire des opérations de choix, en fonction du message que l’on veut transmettre. Or, nous pouvons sur la même œuvre exemplifier des propriétés extrêmement diverses. Et l’exemplification a des caractéristiques qui ne sont pas d’ordre abstrait, mais d’ordre concret. Prenons les cas qui ont été mentionnés hier à propos de la stratigraphie. Il y avait quatre éléments, qui étaient supposés représenter des périodes différentes. Elles étaient présentées non pas de gauche à droite, comme cela se fait généralement, mais de bas en haut (ce qui n’est pas du tout naturel, mais c’est une convention que nous acceptons). C’est là une forme assertive, et elle dit non seulement: «ça c’est la mort», «ça c’est après», etc., mais elle dit aussi: «ça c’est des périodes». Périodes qui sont représentées par le fait qu’il y a des vides. Les vides sont des discontinuités sur des périodisations. Ils relèvent du métalangage au même titre que le nombre des objets, qui représente, dans l’exemple en question, la fréquence de trouvailles des objets sur ces strates différentes. Cela veut dire que la fréquence est un objet (en l’occurrence, plutôt abstrait: c’est du diagrammatique), et que c’est la quantité proportionnelle que vous êtes invités à regarder. En revanche, l’exemplification des propriétés consistera par exemple à dire que telle propriété a été très travaillée et telle autre moins.
Il est important de voir que le problème du diagramme, ainsi que celui de la propriété exhibée de l’objet (là où concourent diverses stratégies de communication, de signification et d’énonciation), ne sont pas métriques, en ce sens qu’ils ne sont pas commensurables d’une façon directe. Ces formes sont intéressantes parce qu’elles permettent des ajustements. Elles ne sont pas d’ordre catégoriel, elles sont de l’ordre de l’approximation. Ce sont des jugements approximatifs, qui fonctionnent par ajustements successifs. C’est porquoi, dans les musées, on peut changer l’ordre des éléments, les réorganiser en fonction de nouvelles découvertes, en gardant les formes mais en essayant de les ajuster. Raison pour laquelle les musées se prêtent mal au scientifique mais très bien à la mise en scéne des variations de jugements épistémologiques.
Au plan théorique, distinguer différentes stratégies d’exposition permet de ne pas évacuer toutes ces questions avec la notion d’énonciation. L’énonciation, c’est, pour aller vite, le geste indicateur; c’est par exemple le spot de lumière. Mais quelles sont les fonctions que l’énonciation recouvre? A mon avis, ce qu’il faut faire, pour prolonger l’effort greimasien (qui était d’étudier les propriétés sémantiques), et pour contrebalancer l’effort de Coquet (qui est de réintroduire de l’extérieur un simulacre de subjectivité), c’est montrer que l’énonciation recouvre différentes fonctions et stratégies. Ainsi, pour reprendre mon exemple du spot de lumière, les stratégies d’illumination peuvent accomplir des fonctions diverses: quelques-unes disent: «cela représente cela»; d’autres disent: «cela décrit cela»; d’autres encore: «cela exemplifie une des propriétés de l’objet, mais pas toutes: la couleur, ou le côté lisse, ou le relief…». Exemplifier des propriétés n’est pas décrire, ce n’est pas non plus représenter.
L’introduction de ces distinctions répond à un besoin d’équilibrage. Greimas a été très attentif aux déséquilibres des systèmes théoriques. Il y a des moments où tout le monde parle d’énonciation, d’autres, où tout le monde parle de pragmatique, pour ne citer que ces deux problématiques. Quel est le bon équilibre d’une théorie? C’est très difficile à dire, car sans cesse, selon l’évolution des intérêts, une théorie va dans un sens ou dans un autre. Il est évident que l’arrivée de la notion d’énonciation a fait apparaître une énorme quantité de phénomènes qui n’étaient pas visibles quand on traitait les problèmes dans les termes d’une sémantique, disons, démodalisée. Cependant, le recours à la notion d’énonciation comporte aussi un certain nombre de risques, celui par exemple que court Eco avec son lecteur-modèle, qui n’est pas une instance impliquée dans l’œuvre mais une représentation idéalisée de la culture d’une époque. D’un autre côté, il fut un temps où, dès lors qu’on invoquait la notion d’énonciation, tout revenait à une sorte d’intentionnalité et parfois de subjectivité. Regardez ce qui s’est passé dans le domaine du cinéma. L’essentiel c’est donc d’éviter les deux écueils. Pour ce faire, rappelons que l’idée de Greimas était que, dans un énoncé discursif, sont impliqués à la fois un simulacre de celui qui devra le lire et un simulacre de celui qui l’a élaboré. Dans le cas d’une vitrine d’exposition par exemple, le fait qu’elle mette en valeur telle(s) propriété(s) d’un objet donné est à imputer à celui qui l’a conçue. De l’autre côté, il y a par exemple la taille de l’enfant à qui on s’adresse. Tant l’énonciateur que l’énonciataire sont ainsi impliqués dans le dispositif d’exposition. Et ce sont eux qu’il nous faut désimpliquer. Quitte à nous refigurer, comme dit Ricœur, dans les différents simulacres.


Notes

  1. Ce texte est issu de la transcription de la communication prononcée par Paolo Fabbri. Les éditeurs se sont permis de faire quelques retouches rendues nécessaires par le passage à l’écrit. torna al rimando a questa nota
  2. Parfois on utilise les œuvres elles-mêmes pour orienter les flux des visiteurs, pour éviter de mettre des flèches partout. L’œuvre, alors, n’est pas seulement là pour exhiber ses propriétés d’œuvre du XVIIIe siècle par exemple, ni pour informer le public qu’elle a été faite par monsieur untel, ni pour faire éprouver dans son immensité quelques émotions de nain. Elle sert aussi à orienter le flux des visiteurs. C’est un exemple où l’œuvre occupe un endroit, non pas par hasard, non pas seulement en raison de la date de sa création, etc., mais aussi parce qu’elle oriente la lecture de l’exposition. torna al rimando a questa nota
  3. Comment construire un texte de divulgation? C’est évidemment une question très difficile. Il y a des textes de divulgation, notamment philosophiques, qui sont plus difficiles que le texte initial, c’est bien connu! torna al rimando a questa nota
  4. Je rappelle ici cet épisode assez extraordinaire d’un peintre qu’on a surpris en train de retoucher l’un de ses tableaux dans un musée. Pris sur le fait, il a été chassé et a dû s’expliquer. Quand une œuvre entre dans un musée, c’est comme si l’auteur était mort. Dans la logique de l’attribution, le fait que l’artiste vienne retoucher son œuvre au musée ne peut être conçu que comme un happening sur l’œuvre; mais une fois ce happening terminé, l’auteur est à nouveau mort. torna al rimando a questa nota
  5. Au Musée d’Orsay, en bas, l’espace est ouvert. En haut, il est en revanche orienté; il y a une sorte de couloir, qui guide le visiteur. Quelles sont les exigences d’un conservateur? Il vous dira en général qu’il souhaiterait que l’ordre de la visite corresponde à une filiation historique; qu’on commence, pour ce qui est du Musée d’Orsay, à la fin du XVIIIe et que la visite se termine au début du XXe siècle, avec les Nabis, je crois. L’idéal serait donc d’avoir un boyau, un boyau historique dans lequel on rentre et à la fin duquel on est expulsé… (la réification d’une hypothèse historiciste, en quelque sorte). Mais que faire quand un peintre peint avant les impressionnistes, pendant les impressionnistes et après les impressionnistes? Bien sûr on aimerait quand même que les gens ne croient pas que les Nabis ont immédiatement précédé les impressionnistes. Que faire? On peut utiliser des flèches, construire des murs; on peut aussi utiliser les œuvres elles-mêmes, par exemple en plaçant une très grande œuvre pour bloquer d’une certaine façon un parcours. Cela a été fait.
    A l’époque où les linguistes-sémioticiens travaillaient beaucoup sur la poésie, on s’était aperçu que la poésie moderne (disons Eluard) est une poésie dans laquelle la pauvreté des relations syntaxiques était compensée par l’accumulation des adjectifs et des substantifs. On s’est aperçu rapidement que les substantifs, qui apparemment n’avaient pas de syntaxe, avaient une syntaxe interne. Tout mot a des sèmes, des traits sémantiques, qui lui permettent de renvoyer aux autres mots. De sorte que par leurs propriétés internes, les mots finissent par entrer en relation. Si vous dites chien et ciel, il vous est relativement facile d’imaginer qu’un chien est en train d’aboyer en direction du ciel. C’est vous qui faites la relation entre les deux éléments. Or, les musées ont une syntaxe, à condition qu’on dispose les objets de façon telle qu’il y ait des renvois syntaxiques internes. Il y a donc des éléments classématiques (pour parler notre jargon de sémioticien) à l’intérieur des objets, qui permettent l’établissement de relations abstraites. Si on conçoit l’objet comme unique, isolé, on est obligé d’ajouter, en guise de syntaxe, des étiquettes, des flèches, etc. torna al rimando a questa nota
  6. Cela me fait penser aux musées du folklore et de la culture paysanne. J’ai été impressionné en Italie de voir les paysans qui visitent le Musée de la culture paysanne. Il y a évidemment eu une évolution technologique considérable, chez les paysans. Or le problème du toucher est ici absolument essentiel. Les gens décrochent immédiatement les objets; ce qui soulève des protestations, naturellement… Voilà un exemple spectaculaire où les gens ne peuvent plus décrocher les objets qu’ils ont eux-mêmes employés. torna al rimando a questa nota
Print Friendly, PDF & Email

Lascia un commento