Actes Sémiotiques, n° 118, 2015.
Disponible sur : epublications.unilim.fr/revues/as/5391 (consulté le 01/02/2015)
1. Suivre, comme guide
Comment parler du rapport entre la sémiotique greimassienne et la personnalité de Greimas1 ? Je répondrai à la manière d’un auteur cher à Roland Barthes, Michelet, qui disait : « On m’accuse d’avoir mis beaucoup de ma psychologie dans mon histoire, mais en réalité, en travaillant sur l’histoire, c’est l’histoire qui a fait ma psychologie ». La psychologie de Greimas est un effet de son travail théorique. C’est vrai qu’il y a maintenant quinze ans que Greimas nous a quittés. Mais on peut avoir deux attitudes philosophiques à l’égard de la mort. La première est existentialiste : ma mort étant une fin, l’essence de mon travail se comprendra par présupposition à partir de cette fin. Et il y a une autre perspective possible : la mort est l’interruption d’un projet que d’autres peuvent poursuivre. La première acception correspond à Heidegger, la seconde à Marc Bloch.
Pour faire une phénoménologie de Greimas et de son travail, il faudrait, je crois, ne pas oublier qu’une « phénoménologie » est toujours une phénoménologie des apparences – phainomena – et que phainomena a la même racine que « phantasmes », « fantômes ». La phénoménologie de l’esprit est aussi une phénoménologie des esprits. Les esprits, les fantômes, viennent, les uns du passé, les autres du futur. Pour sortir de la mythologie du présent vécu, phénoménologique, il faut voir le présent comme étant toujours habité par les fantômes du passé, et ceux du futur. On commence par le futur: on a un projet, on est habité par les fantômes du futur. Et on revient vers le passé : on fait son choix parmi les fantômes du passé. Après quoi, on retourne au présent. Quel est donc le projet qui nous permet de choisir parmi les fantômes du passé ce qui vaut pour le présent? A cet égard, on peut reprendre le mot de Walter Benjamin : Greimas « nous suit, comme guide ». Quel était son projet ? Et quels sont pour nous, dans ce passé, les concepts pertinents pour aujourd’hui ?
Ce n’est pas, par exemple, la connotation. On peut en revanche reprendre, du projet passé de Greimas, cette thèse : il faut mettre le sens phénoménologique « en condition de signifier », sémiotiquement. Pour cela, nous ne devons pas définir des concepts mais les interdéfinir. L’interdéfinition est créatrice, et non pas tautologique. Il en est ainsi, par exemple, de la théorie des modalités existentielles. On connaissait la virtualisation, l’actualisation, la réalisation. Mais que serait le contraire de la réalisation, présupposé par la virtualisation et opposé à l’actualisation ? La « potentialisation ». Le carré sémiotique peut fonctionner comme un instrument heuristique. On a une place vide, on l’appelle « potentialisation », et on se pose ainsi la question : quel est le sens de ce terme, quelle valeur explicative peut-il offrir ?
Par conséquent, le fonctionnement des modèles permet la découverte et assure l’efficacité des concepts. Il en va ainsi de toutes les disciplines à vocation scientifique. Elles se créent des exigences internes. Et on doit les évaluer à partir de la productivité de ces exigences. On en trouve un exemple célèbre dans la physique contemporaine : Prigogine a reçu le prix Nobel pour avoir réintroduit en physique le concept d’une temporalité irréversible. De là cette question banale : tout le monde ne savait-il donc pas que la temporalité est irréversible ? Le problème est de savoir comment on peut rendre cette banalité pertinente à l’intérieur d’une théorie physique qui produise des effets de sens heuristiques. Jusqu’à Prigogine, la théorie de Hamilton affirmant que le temps est réversible continuait de fonctionner. Il faut donc évaluer les disciplines à vocation scientifique par les types de calculs qu’elles peuvent produire. Tout comme l’anthropologie, la sociologie ou la psychologie, la sémiotique traite des phénomènes de signification. Mais elle le fait avec ses propres stratégies, ses propres calculs, ses propres modèles, ses propres simulacres.
2. Sémiotique et simulacres
J’aimerais dire quelques mots du concept de simulacre. Et je voudrais en parler en adoptant le point de vue interne du discours sémiotique. La sociologie (je pense à Baudrillard) parle beaucoup de simulacres ; la sémiotique aussi. Mais celle-ci peut-elle interdéfinir ce concept à partir de ses propres instruments ? Si on veut une indication de départ, on la trouvera dans le deuxième volume du dictionnaire de Greimas, à l’entrée « Simulacre » écrite par Landowski. L’idée que cet auteur propose, et qu’on retrouve dans le livre de Greimas et Fontanille sur la sémiotique des passions, où ce concept est très présent, est de l’interdéfinir dans un cadre intersubjectif – interactantiel pour être plus précis. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui les paradigmes théoriques les plus répandus en sciences humaines mettent plutôt en évidence les subjectivismes et les naturalismes. La définition sémiotique du simulacre vise au contraire les faits de communication intersubjective.
Mais en amont de cette définition intersubjective, il faut en avancer une autre qui fasse le lienentre simulacre et passion, ou plus précisément entre simulacre existentiel et dimension pathémique. Et cela va me permettre d’expliquer ici l’obstination lithuanienne. L’obstination, passion lithuanienne, selon Greimas – ou bien passion de Greimas lui seul ? –, n’est pas une propriété « subjective » mais intersubjective et interactionnelle. La passion dite « obstination » contient en elle-même une structure interactionnelle, et elle entre dans un discours interactionnel. Cette idée de Greimas, je voudrais l’illustrer à partir d’un traité de stratégie, le célèbre De la guerre de Clausewitz. La stratégie, c’est la science (ou la discipline) de l’intersubjectivité. Que dit précisément Clausewitz ? Il affirme, par exemple, que lorsqu’un général reçoit beaucoup d’informations contradictoires et doute de l’action à entreprendre, il n’y a pour lui qu’une seule solution : l’obstination – choix qui consiste à appliquer ce que Greimas appelle le « paradoxe modal ». L’obstiné est en effet celui qui continue de faire ce qu’il fait quand tout démontre qu’on ne peut pas le faire. Le point essentiel, c’est qu’à l’intérieur du simulacre existentiel, on trouve alors deux instances. La première dit, sur le plan cognitif : « On ne peut plus faire x ». Donc, je vais le faire ! En français, on précise de façon élégante : « contre vents et marées ». Ce qui, en termes de modalités (puisqu’elles habitent les passions) revient à dire: je ne peux pas, donc je veux ! Dans l’organisation modale, la modalité ici dominante est à l’évidence celle du vouloir. Sur le plan cognitif, l’obstiné sait que c’est impossible, au niveau du désir, il veut l’impossible. Voilà le défi qu’il porte et qui le mènera à la victoire, ou au désastre.
S’obstiner à faire de la sémiotique, c’est aussi un défi ! On a beaucoup parlé à ce propos de désastres mais je préfère adopter la technique de Clausewitz. Qu’il y ait de bonnes ou de mauvaises nouvelles, il faut continuer. Cela s’appelle un « style sémiotique ». Un style sémiotique, c’est une organisation de simulacres existentiels modalisée par la potentialisation. Greimas dit de la potentialisation qu’elle est un trou noir et un lieu de création du possible. C’est donc là qu’on rencontre, avec Landowski, les accidents. Et dans la définition du style de vie, le rôle du simulacre, c’est en somme de définir une trajectoire existentielle orientée, tout en étant simulée. Si on parle de « simulacre », c’est bien parce qu’il s’agit de la simulation d’une trajectoire existentielle orientée, dominée par une modalité fondamentale, le vouloir de l’obstiné, et par un jeu interne de modalisations. Je veux, je ne peux pas ; j’essaie une chose, j’essaie son contraire. Et au niveau aspectuel, je continue de faire ce que j’ai voulu faire. Du point de vue modal, l’obstination est durative et itérative. On peut être obstiné aussi dans la curiosité (par exemple sémiotique) parce que la curiosité est durative et itérative (un peu syncopée). Tout simulacre est un parcours, et comme les parcours sont aspectualisés et temporalisés, un simulacre a son rythme. Il y a le rythme de l’impulsivité et le rythme de l’obstination – au piano, le basso ostinato.
Voilà donc la première opération du simulacre : l’autodéfinition du sujet. Cette autodéfinition est constitutive, performative, elle opère une transformation imaginaire du sujet (collectif ou individuel). « Les Lithuaniens » sont obstinés, « les Italiens » impulsifs. Mais gare au Sicilien ! Chez lui, l’impulsion de la vengeance peut durer vingt ans… Greimas aurait répondu à la question du simulacre collectif des Lithuaniens à la manière de Lotman : « Tout organisme doit être défini préliminairement par une autodéfinition ». L’autodéfinition du simulacre donne un habitus (pour parler comme les sociologues) ou un hexis (pour parler comme certains sociosémioticiens), c’est-à-dire un style sémiotique, une manière de se (com)-porter, disposition à la fois physique, passionnelle et cognitive. Je donnerai deux exemples de simulacres nationaux en lien avec le physique, la gestuelle, le corporel : les Italiens ont la tête chaude mais le cœur froid, les Américains ont les bras toujours ouverts mais, attention, ils ne les serrent jamais…
3. Interactif et interpathique
Toute communication est communication entre simulacres, et interférence dans l’attribution réciproque des simulacres. Soit l’avarice : apparemment, c’est une conjonction privée entre sujet et objets. Mais ce n’est pas si simple. L’avare soustrait aux autres des objets. Du point de vue personnel, cela passe pour un vice ; du point de vue public, pour une vertu. Les vices privés deviennent ainsi des vertus publiques, les avares sont insupportables à leur famille, mais les banques les aiment beaucoup. Il y a donc une structure intersubjective du simulacre : le simulacre nous définit (ou nous nous définissons par le simulacre), bien qu’en même temps il nous vienne des autres, et généralement, comme le dit Lacan, « dans la forme inversée ». C’est l’utilité des autres, et également, selon la formule bien connue, l’enfer des autres.
Il faut par conséquent donner du simulacre une double définition : d’une part comme action et passion, d’autre part comme interaction – donc interaction et interpassion. « Interpassionnel », « interpathique », voilà un bon concept. Le simulacre est ainsi interactif et interpathique. A l’intérieur d’un sujet (individuel ou collectif) apparemment homogène, nous avons des conflits de simulacres, des transformations imaginaires et par là des transformations d’états d’âme. Parmi les composantes du simulacre, il y a projection imaginaire du sensible. « Je suis chaud, froid, amer, doux, mou, dur ». Il s’agit de transformations d’états sensibles, de métamorphoses qui sont à la fois des transformations de formes et des « transsubstantiations » (terme de théologie à reprendre en sémiotique).
Et Greimas ? Il faut relire le dernier chapitre de son Maupassant. La scène finale des « Deux amis » se passe sur un plan purement stratégique. C’est la guerre entre Prussiens et Français. Paris est encerclé. Or la guerre aussi est une « forme de vie ». Mais les deux Parisiens ne veulent pas de cette forme de vie. Ils sortent de Paris, vont pêcher au bord de la Seine et sont pris par les Prussiens. Le chef prussien sait très bien que ce sont des pêcheurs et que par là même, ils mènent une activité pacifique. Mais il décide de projeter sur eux le simulacre de la guerre. « Vous n’êtes pas des pêcheurs pacifiques, vous êtes des espions ». Cela bouleverse la communication, qui devient ce que Greimas appelle une communication injonctive : une communication qui transforme le possible en dilemme, du type « La bourse ou la vie ! » Dans tous les cas, on ne peut que perdre. « Vous êtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un mot d’ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d’ordre (…) ». Ce qui est intéressant, c’est que c’est seulement en apparence que ce mot d’ordre constitue l’objet. Comme si pouvoir donner un mot d’ordre entrait dans le simulacre de pêcheurs pacifiques ! Dans le simulacre de la guerre, dans la communication injonctive de la guerre, si on donne le mot d’ordre, on devient un traître. Greimas donne alors une très belle analyse du silence comme acte. Le silence n’est pas un non-faire, c’est un faire qui passe par un non-faire. Tout comme ce conseil que Greimas donnait aux Lithuaniens : la résistance. La résistance non pas comme faire, car il y a des silences qui sont aussi une résistance, qui sont des actions et des défis. Alors, chose intéressante de nouveau, les deux personnages ont très peur. Ils tremblent. Mais ils se taisent. Analyse, si j’ose dire, somatique et non pas sémantique. En l’occurrence, entre « séma » et « soma », c’est le soma qui importe. Quand on tremble, il est plus facile de résister en silence que d’agir. Et c’est ainsi qu’ils meurent. Si le Prussien n’est pas très préoccupé de ne pas avoir obtenu l’objet de valeur, c’est que son but fondamental n’était pas là – ce qu’il visait, c’était bien la projection de la guerre comme style de vie dont on ne peut pas sortir. Et il a gagné. Il a gagné la guerre. Il n’a pas obtenu l’objet de valeur, le mot de passe, mais il a imposé le simulacre de la guerre, le style de vie de la guerre.
Nous avons, Landowski et moi, il y a plusieurs années, travaillé sur les stratégies des simulacres2. En particulier à propos de la force du désespoir. Dans une situation désespérée, en position d’infériorité, on se met le dos au mur de façon à ne pas pouvoir reculer. On brûle ses vaisseaux derrière soi. On place un ravin derrière soi. D’une manière ou d’une autre, on se rend plus faible pour se rendre plus fort. Dans la culture classique, les villageois grecs, quand ils étaient attaqués par des forces supérieures, installaient derrière eux des bûchers où ils rassemblaient les femmes et les enfants. Si les hommes cédaient, tout le monde brûlait. On s’oblige ainsi soi-même à être obstiné. L’ennemi, sachant alors qu’il devra payer très cher, avance dans des conditions émotionnelles différentes. Les gens qui espèrent sont faibles, les désespérés sont forts.
Je rappelle cet ancien travail parce qu’à l’époque nous n’avions guère travaillé le concept de simulacre, concept, je crois, très efficace et aujourd’hui bien articulé. Avec ceux de figurativité, de sensibilisation, d’aspectualisation, nous avons des instruments très utiles pour avancer dans la réflexion sur la stratégie. Et à une époque marquée par le retour de la guerre, la sémiotique doit réfléchir à l’intelligibilité de la guerre3. La guerre n’est pas la folie. Elle est extraordinairement intelligente. Elle n’est qu’un moment dans la paix. Et vice versa. Il faut penser et l’union et le conflit. Il faut une sémiologistique qui essaie de comprendre les interactions en situation de conflit et qui tienne compte non pas seulement du calcul logique mais aussi des dispositions, de la sensibilisation, de la moralisation, de toutes les composantes pathémiques. C’est fondamental au niveau physique et émotionnel, au niveau de l’hexis. Et il y a aussi, surtout aujourd’hui, un style sémiotique militaire qui ne tient pas seulement au sujet mais qui dépend de l’actant collectif que constitue l’homme en liaison avec la machine. D’un avion, un homme peut lancer des bombes en pressant un bouton. Lutter au couteau est tout différent sur le plan somatique ! Le style sémiotique d’un soldat portant une épée n’est évidemment pas celui de l’homme armé d’un fusil. Et dans tous les cas, les trajectoires virtuelles apprises à l’exercice changent complètement dans la réalité factuelle de la bataille.
Il se peut que Greimas ait projeté dans son travail la dimension conflictuelle de la vie quotidienne et culturelle, dimension qu’on retrouve aux niveaux sémantique, narratif, rhétorique, discursif de sa pensée fondée en termes de différences et d’oppositions. C’est là une façon de procéder par laquelle la sémiotique peut apporter beaucoup d’intelligibilité à l’époque contemporaine4. Les fantômes du futur et les fantômes du passé nous aident à penser le présent.
4. Un cas de stratégie: le camouflage
Le camouflage est un thème crucial pour la sémiotique, au niveau des systèmes de représentation mais aussi au niveau de la distorsion de la représentation. Dès son Traité de Sémiotique, UmbertoEco soutient que le signe est fait pour mentir5. Mais le camouflage oblige à repenser l’idée même de signe. Elle ne se réduit pas à une problématique référentielle (quelque chose à la place d’une autre) ou interférentielle (« si…alors »), et surtout ouvre le regard sur le concept de production des signes. Le camouflage apparaît comme un système complexe de stratégies de présentation (de moi, de l’autre) et de représentation (de soi, des autres) qui se meuvent selon les forces en jeu. Ces forces redéfinissent – en les réorganisant et en les redéployant – les formes du monde vivant, les animaux et les hommes. La thèse de René Thom, selon laquelle toute morphologie est le résultat d’attractions de conflits et/ou ayant un contrat, est utilisée ici comme fond pour une réflexion sur la zoosémiotique et la sémiotique de la culture. Au si…alors s’ajoute un si… mais.
4.1. Étymologie du terme et prospective pour l’analyse
L’Étymologie est une figure rhétorique par laquelle nous essaierons d’inscrire, dans le discours de la parole, le sens circulant dans les ensembles discursifs. Pour certains, le terme camouflage dérive de cafouma, vocable wallon du seizième/dix-septième siècle, qui signifierait « souffler de la fumée sur le visage de quelqu’un, pour le désorienter, l’aveugler ». D’après d’autres sources, l’origine serait vénitienne, de camuffare, « tromper », « cacher ». Au quinzième siècle, les camuffi du Rialto étaient les voleurs de Venise : « malins, rusés, mauvais garçons ». Parmi les diverses possibilités étymologiques, je préfère, poétiquement, la racine plus efficace de carmen, d’où vient charme (le suffixe -uffo serait donc une simple modification de patois6) : le camouflage serait donc un enchantement jeté sur les choses, afin qu’elles prennent un sens différent du sens habituel. C’est l’équivalent anglais de to get a spell, « lancer un charme ». Je trouve évocateur que le camouflage ait la même racine que carmen, poésie.
4.2. De la science à l’art
Mais entrons dans le vif du sujet. Le camouflage intéresse les premiers hommes de science et notamment à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, avec le développement des études sur le comportement animal et en particulier avec la branche « aposématique » de l’entomologie. Des recherches sur le sens de la communication animale dérive l’affirmation contestée que les abeilles, par exemple, sont des insectes sociaux dotés de langage. Il s’agissait alors de comprendre la façon dont les insectes lançaient à leurs prédateurs des signaux répulsifs. Le terme aposématique, en 1890, possède une résonance sémantique. Il désigne l’ensemble des expédients utilisés par les mammifères, et surtout par les insectes, comme tactique de défense ou comme stratégie d’attaque. Le concept de arms races peut être validé non seulement en relation avec la course aux armements propres aux circonstances de guerre, mais il exprime sa pertinence également si l’on fait référence au comportement conflictuel du monde animal7. Le rapport conflictuel entre le prédateur et sa proie demande une connaissance réciproque nécessaire et une certaine dose de « complicité ». Puisqu’il faut s’entendre pour se battre et puisque les signes sont manipulables, la possibilité d’une inversion des rôles existe. Le prédateur, pour ainsi dire, prend les allures de sa proie et la proie peut se camoufler en prédateur. De ce point de vue, il est pertinent que les signes ne soient pas vrais ou faux, mais efficaces. Ce qui compte est la crédibilité du simulacre offert à l’autre, les mouvements interactifs et les régimes de confiance et de doute qui se mettent en route. Il s’agit de questions à l’ordre du jour pour toute situation de décision interdépendante, comme dans les traités de guerre ou de théorie des jeux. Omniprésents mais mal définis, comme dans les mondes artistiques de la peinture, de l’architecture, du design et de la mode.
Dans le monde animal, les expédients utilisés exploitent des qualités particulières. En premier lieu, on trouve la conformation du corps pour rendre ad hoc les apparences. Certains animaux, comme le zèbre, le tigre, le boa peuvent utiliser une rupture de la forme, des patterns qui compriment ou dilatent les volumes en modifiant le contour du corps parla répétition de taches ou de bandes alternativement claires et foncées. Les plus célèbres chercheurs sur cette question du mimétisme dans le monde animal, Henry Walter Bates et Fritz Müller, ont de surcroît souligné la valeurs des différentes valeurs chromatiques, jusqu’à parfois même avancer des théories sur la sémiotique de la dimension chromatique, en localisant, chez les papillons, des couleurs cryptées, capables de cacher, et des couleurs sémantiques ou phanériques, avertissant le prédateur en l’attirant ou en le repoussant. Ce travail a exercé une influence essentielle, notamment le travail de Bates, sur les hypothèses de Alfred Russell Wallace, coauteur avec Darwin, de l’hypothèse évolutionniste des espèces. De nombreuses études ont mis en évidence la dimension visuelle, mais il existe également des tactiques de camouflage exploitant d’autres canaux sensoriels comme l’odeur, l’ouïe et le tact. La recherche en révèle d’autres toujours plus surprenants, comme les ultrasons des papillons de nuit pour intercepter et dévier les chauves-souris.
Les stratégies de camouflage, décrites avec précision au cours d’études sur le mimétisme animal, nous intriguent pour deux raisons : d’abord parce que des artistes, dès le début, on été interpellés par ces recherches. Abbott Thayer, le premier à s’intéresser au sujet, est avant tout un grand peintre, avant d’être un zoologue formulant les lois du mimétisme. Il explique par exemple que les mammifères sont plus obscurs sur le dos que sur le ventre, pour permettre un dépistage plus facile par rapport au terrain. D’autre part, la recherche scientifique est impliquée dans les stratégies de guerre. Depuis Thayer, il existe une première indication pour calculer les mouvements stratégiques en examinant la couleur du règne animal. Théodore Roosevelt, grand chasseur, s’opposa vivement à ces théories. Il avait ses idées à ce propos, et doutait que l’art puisse favoriser l’observation directe.
Au cours de la première guerre mondiale, comme on sait, les cubistes – André Mare, René Pinard, Raymond Duchamp-Villon, frère aîné de Marcel Duchamp – ont été engagés pour la transformation des scénarios de guerre. Au cours de la seconde guerre mondiale, tous les belligérants ont utilisé des spécialistes du camouflage animal pour la décoration des uniformes et des armes sur les champs de bataille (en Afrique du Nord, les Anglais utilisèrent également les magiciens). C’est la preuve que le « signe camouflé », pour citer René Thom, est un arrêt sur image du processus stratégique8. J’observe, pour vérifier en tant qu’agoniste, mais l’antagoniste, qui se sait observé, accomplit une opération de camouflage. L’agoniste tente alors une opération de démasquage, à laquelle peuvent se succéder des opérations de contre-démasquage. La rencontre/lutte de la prédation, comme le jeu de la séduction, est fondée sur des stratégies réciproques de répulsion ou d’attraction qui se meuvent suivant une escalade, un tourbillon de réversibilité. Il existe une observation singulière de Thom sur ces procès zoosémiotiques. L’animal en chasse se meut comme la proie, comme halluciné par son image si recherchée. La proie, alors, peut se camoufler en prédateur : le papillon par exemple déploie devant l’oiseau des ocelles simulant des yeux, devant lesquels le prédateur s’enfuit… en tant que proie. Ceci souligne la complexe réversibilité symbolique cachée dans les interactions les plus élémentaires : celles de la prédation ou de la guerre, de la sexualité ou de la séduction.
Au disrupting, qui est un bon exemple de cette interdiscipline sémiotique, j’ajoute maintenant le dazzle painting, c’est-à-dire la façon spectaculaire de dessiner les navires, avec des pleins et des vides en alternant lumière et ombre, pour rendre ces objectifs en mouvement difficiles à couler. Le camouflage, qui augmente leur visibilité, rend impossible la connaissance de la route. Parmi les artifices de ces meilleurs dalzze pattern, créés au cours de la première guerre mondiale, il faut rappeler le travail du général Norman Wilkinson, passionné de peinture. Le génie du dazzling, c’est qu’il enlève à l’évidence référentielle sa valeur intrinsèque et montre que la perception, la reconnaissance et l’interprétation sont des procès signiques à relever à l’intérieur de stratégies. Pour René Thom, la forme de la proie est définie par l’instrument, le bec du prédateur ; la proie, à partir du moment où elle se sauve, persiste dans son être, c’est-à-dire dans sa forme. Si cette forme devait changer, par exemple pour croître en dimension, elle finirait par être corrigée par la dent ou la griffe.
4.3. Invisibilité, camouflage et intimidation
Une des stratégies fondamentales du camouflage est la disparition : devenir transparent ou imperceptible, comme la transparence d’un poisson au fond de l’eau. Une tactique à laquelle peut correspondre une contre-tactique : certaines seiches géantes sont capables de créer des diffractions visuelles pour bien mettre en évidence leurs formes aux autres poissons en restituant leur vrai volume. Dans le même genre, on peut classer l’art de se cacher, c’est-à-dire de se couvrir en bricolant sur le fond des objets. C’est le cas des crabes accumulant des coquillages sur leur dos. La seconde stratégie consiste en revanche à devenir autre chose, autre que soi, souvent avec un effort d’exhibition visible : par exemple le criquet qui devient feuille, en changeant de règne naturel, de l’animal au végétal. Dans cette typologie du camouflage se situe l’art déployé par les prédateurs pour se cacher : il y des cas curieux de bancs de poissons composés à moitié d’espèces prédatrices et a moitié de proies camouflées en prédateurs. Par rapport à ces formes de manifestation – invisibilité ou déguisement – Roger Caillois a accompli un travail exceptionnel, repris d’ailleurs par G. Deleuze et F. Guattari dans Mille plateaux9. Ce sont les ébauches d’une véritable rhétorique de la communication animale, avec ses tropes qui sont des figures de déplacement : métaphores et métonymie, mais également pré-itérations, antiphrases, antanaclases, etc. Ce qui coïncide avec l’idée que toute rhétorique, y compris dans le champ éthologique, est une tactique des apparences qui opère en situation de conflit et sur des catégories opposées : organique et inorganique, vif et mort, visible et invisible, droit et envers, menaçant et inoffensif, et ainsi de suite. Le concept d’intimidation, en revanche, ne me semble par une catégorie sémantique située sur le même plan : elle ne concerne pas un faire être (ou ne pas être). La paralysie, l’effet Méduse, la Fulgora Laternaria, soigneusement décrite par Caillois, qui offre une protubérance vide, semblable à un masque, concerne un faire faire. L’intimidation, force qui agit sur d’autres forces, et dont Barthes voulait écrire la linguistique, est seulement un des modes de la manipulation, avec, par exemple, la provocation. Aussi bien l’invisibilité que le déguisement peuvent y recourir. Ainsi, alors que pendant les conflits mondiaux, l’aéronautique militaire adoptait des techniques de déguisement, elle lui préfère aujourd’hui l’invisibilité. Invisibles, les avions Stealth échappent non seulement aux regards mais aussi aux radars et autres relevés électroniques. Les recherches sur l’invisible ou le déguisement ont rendu indispensable l’introduction d’une théorie de l’image. En effet, les stratégies de camouflage sont connues depuis fort longtemps, mais ne sont pas étudiées avec soin. Dans la culture grecque classique, par exemple, on distinguait deux types d’intelligence : celle de la logique philosophique du logos et celle de la rhétorique et sophistique de la mètis. Les Grecs séparaient bien la stratégie du poulpe, mollusque oblique, expert en camouflage, qui voit sans être vu, agile et imprévisible, trouvant des sorties même dans l’inextricable, de celle du génie du renard, animal rusé, spécialisé dans la technique de l’inversion, dans l’art du renversement des événements. Le poulpe et le renard, affirment Detinne et Vernant, sont des animaux « sophistes », deux prototypes dans les stratégies de camouflage10. Ils ont en commun le thème de lier et de paralyser.
La question des équilibres et des urgences locales aide à approfondir la thématique. L’intelligence rusée du camoufleur ne consiste pas en l’utilisation d’une tromperie définitive, interdisant l’initiative. Il lui suffit d’amener l’antagoniste à l’indécision. Le lépidoptère réussissant à se créer des yeux sur la partie postérieure de son corps sait et espère que le prédateur s’attend à le voir fuir dans la direction opposée, et sera trompé le temps qu’il faut pour se cacher. La rapidité de la décision, du « temps perdu » nécessaire afin de fuir et de celle des sens embrouillés, des signes ambivalents – « sont-ce des yeux ? Non, ce ne le sont pas ? C’est un animal, une feuille ? » – sont alors essentiels. C’est la tactique du revers. Évidemment, ces stratégies changent en fonction du type de regard. Dans le monde militaire, le camouflage s’est imposé pour des raisons « médio logiques », dirions-nous aujourd’hui, c’est-à-dire par l’adoption de nouvelles technologies de la vision. Lorsque l’avion s’affirme dans le ciel de la première guerre mondiale, lorsque l’appareil photographique commence à relever d’en haut les dispositifs tactiques, en sondant leur profondeur, il est alors nécessaire de camoufler l’ensemble du territoire et non plus seulement les hommes, les armes et les dépôts. Des appareils toujours plus sophistiqués ont créé des trucs et des secrets toujours plus ingénieux, et leur réponse. Il ne faut pas oublier que le camouflage n’est pas seulement un phénomène visible et donc, qu’il concerne tous les sens. Pour l’ouïe, il peut exister des formes de bruit qui dérangent et cachent le message transmis : ainsi, pendant la guerre, les hommes chargés de l’interception et du décodage des messages radios, qui, pour des raisons évidentes, étaient transmis de façon camouflée. Voilà pourquoi Dali soutenait que, si au cours de la première guerre mondiale, les déguiseurs étaient des cubistes, au cours de la seconde guerre mondiale les grands camoufleurs auraient été les surréalistes.
4.4. Le camouflage dans l’art contemporain
Les artistes contemporains, éthiquement et esthétiquement plus raffinés, définissent mieux le camouflage. Ils en utilisent les qualités heuristiques – la rhétorique du conflit – pour souligner ironiquement une caractéristique des sociétés actuelles, qui ne sont plus sociétés de la répression, mais du contrôle, de l’interception communicative. Des personnages comme Désirée Palmen ironisent, grâce au camouflage, sur l’augmentation vertigineuse du contrôle, favorisé par les dispositifs électroniques. Apparemment pacifiées, les formes de vie quotidienne possèdent désormais des caractères décrits par Orwell dans1984. Il ne s’agit plus de « Big Brother », mais de la mutation des frères, un ensemble diffus de petits contrôleurs qui exercent une surveillance en réseau des villes et des territoires.
Les artistes répondent ironiquement à l’art lui-même et à son fétichisme. Harvey Opgenhorth, aplatissant les volumes de son corps pour réaliser une correspondance de contours et de couleur avec les tableaux, fait une excellente démonstration de l’aversion pour l’utilisation rituelle de l’art dans la religion des musées. Il n’est pas seul. Les Avant-gardes, en outre, vivent une prédilection pour le camouflage. Gertrude Stein raconte que Picasso, en voyant défiler à Paris les canons de la première guerre mondiale, camouflés en ateliers par les artistes cubistes, affirma : « C’est nous qui l’avons fait ! ». Les Avant-gardes, désormais « historiques », s’appuient sur une terminologie belliqueuse : « Avant-garde », n’est autre qu’une métaphore de la topologie militaire indiquant une position en première ligne pour la transformation des arts et de la société. Il serait intéressant de reconnaître, à côté des réalisations cubistes et des anticipations surréalistes, le rôle des futuristes italiens, comme Azari, le pilote qui a écrit, avec Marinetti, le Primo dizionario aereo italiano, et relaté leurexpérience de la guerre aérienne – mis en théorie par le général Duhet – et les nouvelles techniques pour observer les camps ennemis, ou Tato, cosignataire avec Marinetti du Manifesto della fotografia futurista (1930), qui a inventé et construit divers objets-camouflages. De même en 1919 paraît le Manifesto futurista dell’Aeropittura, auquel a participé le même Tato. Dès cette date, les futuristes avancent leurs conclusions pour une esthétique de l’aéropeinture, et avec la photographie, sur le thème du camouflage. A la manière de Picasso devant les canons camouflage de la première guerre mondiale, Marinetti affirme que « les trains de Lénine furent peints avec des formes dynamiques, colorées, semblables à celle de Boccioni, De Balla et de Russolo. Tout ceci fait honneur à Lénine et nous rend joyeux pour la victoire »11. Ce texte, entre autres, démontre combien le camouflage dépend des nouvelles technologies d’observation et de relevé. Du point de vue médiologique, il faut remarquer que les instruments de prise de vue, les appareils photopraphiques et cinématographiques sont construits et lexicalisés, comme observe Paul Virilio, sur le modèle des armes à feu12.
Marinetti déclarait, dans son Manifesto tecnico della Letteratura futurista (1912), que l’idée d’une imagination sans fil lui sauta aux yeux en survolant Milan. Le moteur révèle au futuriste un nouveau type et un nouveau sens de l’image. A ce regard, fixant un littoral vertical du ciel, on réplique en redessinant le panorama urbain et rural en son entier. Il se passe aujourd’hui la même chose, à une époque écologiquement correcte. A cause de l’exposition aux nouvelles technologies de contrôle, l’architecture camoufle de vert ses édifices industriels ou d’habitation, selon une valeur esthétique limitée. Le camouflage peut provoquer, lorsqu’il opte pour le masque, des expressions tragiques ou satiriques. Dans les fictions littéraires, il suffit de penser à Nabokov dans Lolita (1955), exprimant sa passion pour les papillons et les stratégies animales que l’attitude des personnages évoque. En effet, la maison de Lolita est située Thayer street… Thayer, justement, le spécialiste du camouflage. Nabokov possédait certainement un bagage de notions scientifiques sur le sujet mais c’est dans la précision de son écriture qu’il a nourri ces mêmes intérêts. Pour revenir à des exemples guerriers, il suffit de penser aux tireurs d’élite de la première guerre mondiale déguisés en arbre, ou encore à l’épisode (peut-être inventé, mais qu’importe) du faux aéroport anglais avec ses avions en bois, bombardé par de fausses bombes allemandes…
Une des règles fondamentales pour l’étude du camouflage animal concerne depuis toujours l’application des ombres, internes ou portées, celles que la peinture italienne classique appelait les « sbattimenti ». Abbott Thayer, peintre et zoologiste, a mis en lumière des preuves encore surprenantes aujourd’hui. Il est possible, en effet, d’effacer les ombres en suivant des stratégies particulières, qu’on appelle « mirées », ou de produire de nouvelles ombres, fausses. On peut donc changer les ombres et ainsi modifier l’origine de la lumière, ce qui transforme entièrement la perception d’un objet ou d’un animal. La première précaution par rapport à une cible possible est de s’appuyer à un obstacle exposé à la lumière. L’avènement de la photographie a permis de repenser la notion aristotélicienne de diaphane. La photographie permet la superposition d’images avec des effets de transparence réciproque. Il s’agit d’expériences nées de réflexions sur les mouvances du contrôle au combat. Mais à coté de ce qu’Azari et Marinetti définissent comme des « superpositions transparentes ou semi-transparentes de personnes et d’objets concrets et de leurs fantômes semi-abstraits avec la simultanéité du souvenir du rêve », il ne faut pas oublier le tribut qui est dû aux variations de tonalité. Les navires de la première guerre étaient peints de façon spectaculaire, pour confondre l’ennemi et l’empêcher de saisir sa direction.
Je crois que toute la pensée sur la photographie a été dominée à cette époque par une obsession non mimétique, mais par des stratégies de mimétisme. La photographie passe d’une idéologie de la représentation – la photographie comme empreinte lumineuse sur une surface photosensible – à une théorie de la construction des formes complexes et des partenaires de la visibilité. C’est ce qui permet aujourd’hui de construire les technologies digitales. L’image camouflée n’est jamais statique ; elle semble se constituer dans les instants de tension. La compénétration entre les espaces et les corps, jouée sur des rythmes discontinus, vise à cet effet. Au-delà de Balla, de Russolo et de Severini, outre le Futurisme s’inspirant de la chronophotographie d’Anton Giulio Bragaglia, il existe un autre Futurisme, le futurisme « plastique » de Boccioni, où la figure traverse son contexte en même temps que le contexte la traverse. On veut rejoindre le même objectif avec les stratégies du camouflage de guerre.
Ces décompositions et ces recombinaisons du rapport figure/fond dialoguent avec les lois de la psychologie de la perception ; ce sont, de fait, des lois élaborées justement grâce au relevé stratégique, avec ses problèmes d’exégèse de lecture et d’interprétation. Il n’est pas indifférent que les fondateurs de la Gestalt – Koffka, Köhler, Wertheimer – aient été officiers au cours de la première guerre mondiale. Les réflexions sur la psychologie de la forme, également dans l’autonomie de la production scientifique, ont connu une avancée radicale du fait de la dramatique expérience de conflit mondial. Toute la science ne se meut pas de cette façon (qu’on pense à la génétique), mais il n’en est pas moins vrai que les nécessités guerrières ont modifié les systèmes de représentation graphique et de présentation artistique. Un théoricien de la psychologie comme Gibson a travaillé sur la perception des pilotes de guerre au combat et Gombrich, au cours de la seconde guerre mondiale, travaillait dans les services anglais d’interception des radios allemandes.
4.5. Le camouflage dans la littérature récente
Au cours des dernières années, de nombreuses expositions ont eu lieu, et des encyclopédies du camouflage ont même été publiées. Je pense à Camouflage di Tim Newark (2007). Je pourrais mentionner, outre le très classique Roger Caillois, les nombreux travaux de Roy Behrens et l’essai de Jean-François Bouvet, La stratégie du caméléon (2001), un texte de sociobiologie. Plus récemment, en 2007, Maite Méndez Baiges a publié en Espagne un petit volume sur les arts et le camouflage. Personnellement, en tant que sémioticien m’occupant des phénomènes de construction, de transmission et d’interprétation du sens, le concept de camouflage m’apparaît comme un terme connotatif contenant des composantes à interdéfinir. Par exemple, les approximations sur les caractères phanérique ou aposémantique devraient être décrits en utilisant des instruments d’énonciation et de deixis du regard, en les insérant dans un cadre théorique plus complexe. Une généralisation des définitions permettrait d’étendre la confrontation à d’autres champs relatifs au camouflage. Actuellement, on sait qu’il existe un remarquable engouement suscité par les transformations des uniformes militaires. Chose amusante, avec des artistes comme Andy Warhol et Alighiero Boetti (Mimetico, 1966) s’est diffusée à partir des années soixante une mode vestimentaire de camouflage, qui perdure tenacement aujourd’hui. Au cours de la guerre du Vietnam, où les uniformes couleur kaki de l’infanterie coloniale avaient été abandonnés au profit d’un camouflage multicolore, les langages de la contestation politique utilisaient les mêmes uniformes que ceux du conflit. Les « enfants des fleurs », déserteurs potentiels – encore aujourd’hui – endossent dans la vie civile la tenue mimétique qu’ils refusent de porter en guerre : affirmation antiphrastique et ironique, comme si les jeunes Américains et Européens d’alors déclaraient « nous sommes tous en guerre, nous sommes tous des soldats qui refusent de l’être ». A cause d’un phénomène typique de mode, ce choix s’est répandu et a perdu son origine provocatrice. Il commence à être vu comme un style de vie « camouflé », à la lettre.
4.6. Pour conclure
Dans les pratiques de camouflage, il y a des aspects qui dépassent la simple possibilité de se cacher ; on y trouve les signes de passions difficiles à camoufler. Je pense à un poème de Vittorio Sereni, « Fragments d’une défaite » (Journal d’Algérie, 1947), qui témoigne d’une expérience vécue à la première personne du pluriel – avec des Italiens dans un camp de prisonniers allié :
Istruzione e allarme
Dicevano i generali:
mimetizzarsi sparire
confondersi amalgamarsi al suolo,
farsi una vita di fronda
e mai ingiallire.
Ma l’anima di quali foglie
si vestirà per sfuggire
alla muta non vista osservazione
dell’occhio che scopre in ognuno
baleni di rimorso e nostalgia?
Se passa la rombante distruzione
siamo appiattiti corpi,
volti protesi all’alto senza onore.Instructions et alarme
Les généraux disaient:
se mimétiser, disparaître
Se confondre avec le sol,
Faire une vie cachée
Et jamais n’en pâlir.
Mais l’âme de quelles feuilles
Se vêtira pour fuir
A l’observation cachée, silencieuse
De l’œil découvrant en chacun
Des éclairs de remords et de nostalgie ?
Si la destruction planante passe,
Nous sommes des corps aplatis
Le visage tendu vers le ciel, sans honneur.
Se cacher toujours, « faire une vie cachée / et jamais n’en pâlir », en suivant en aveugle les ordres supérieurs. Ce n’est sûrement pas une preuve de courage. Avec ces trois phrases distribuées sur 13 vers, le soldat, proie mimétisée, possède une paire d’yeux : les yeux regardant vers le haut, en direction du prédateur – d’un prédateur qu’on peut tromper, mais en perdant l’honneur. Et l’œil invisible, le sien, un œil de prédateur tourné vers lui-même, qui découvre dedans soi – la proie – des éclairs de passion : la nostalgie et le remord, qui ne peuvent se mimétiser. Là, le camouflage devient un lieu de division entre les modes du pouvoir et du devoir. Mais le signe est destiné à rester secret : le visage ouvert est lui-même un masque.
Références bibliographiques
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Notes
- Cf. Paolo Fabbri, « Simulacres en sémiotique : programmes, tactiques, stratégies », Nouveaux Actes Sémiotiques, 112, 2009.
- Cf. Paolo Fabbri et Eric Landowski, « Explorations stratégiques », Actes Sémiotiques, 25, VI 1983.
- Cf. Paolo Fabbri, « Segni e Rumori di guerra », Sfera, 28,1992 ; id. et Federico Montanari, « Per una semiotica della comunicazione strategica », E/C. Rivista dell’Associazione Italiana di Studi Semiotici, 2004.
- Cf. Paolo Fabbri, « La comunicazione arrischiata. Per una semiotica dell’emergenza », in L. d’Alessandro, Il gioco dell’intelligenza collettiva, Milan, Guerin, 2007.
- Cf. Umberto Eco, Trattato di semiotica générale, Milan, Bompiani, 1975.
- Cf. Manlio Cortellazzo et Paolo Zolfi, Dizionario Etimologico della lingua italiana, Bologne, Zanichelli, 2004.
- Cf. Richard Dawkins et John R. Krebs, Arms races between and within species, Proceedings of the Royal society of London, 205 (1161), 1979, pp. 489-511.
- Cf. René Thom, Stabilità strutturale e morfogenesi, Turin, Einaudi, 1980.
- Cf. Roger Caillois, L’occhio di Medusa. L’uomo, l’animale, la maschera, Milan, Cortina, 1998.
- Cf. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.
- Filippo Tommaso Marinetti, Al di là del Comunismo, Milan, La Testa di Ferro, 1920.
- Cf. Paul Virilio, Stratégie de la déception, Paris, Galilée, 1999. Voir aussi le « fusil chromatofotographique » de Marey (1882).